Les désertions dans l’armée roumaine pendant la Première Guerre Mondiale
Dans l’expérience extrême de la guerre, le défaitisme et la désertion risquent de porter un coup mortel au moral des troupes et des civils. Dans la terrible confrontation qu’a été la Grande Guerre, la désertion se devait être réprimée de la manière la plus sévère par les armées des deux camps. Mais en dépit des mesures prises par la hiérarchie militaire, aucune armée n’a échappé au phénomène délétère. L’armée roumaine pas plus que les autres. Retour.
Steliu Lambru, 29.07.2024, 11:18
La désertion, pas une lâcheté, mais un effet du stree post-traumatique
L’historienne Gabriela Dristaru de l’Institut d’histoire « Nicolae Iorga » de Bucarest s’est longuement penché sur le phénomène de désertion de l’armée roumaine pendant la Première Guerre mondiale, dans une approche comparative.
« Dans l’espace anglais, les recherches sur le sujet ont débuté dans les années 1980, avec la déclassification de documents qui étaient jusqu’alors inaccessibles aux chercheurs, par souci de protection de la vie privée des accusés et de leurs familles. Les historiens et les chercheurs ont conclu que la désertion pendant la Grande Guerre n’était pas le résultat des lâchetés individuelles, comme on le croyait à l’époque, mais plutôt l’effet du stress post-traumatique. Par conséquent, les 321 exécutions pour désertion au sein de l’armée de l’Empire britannique avaient été des actes d’injustice, qui appelaient à des réparations morales. »
La Roumanie dans le contexte géo-politique de l’époque
L’armée roumaine entre dans la Première Guerre mondiale en août 1916. Après une première phase offensive couronnée d’exploits au nord et à l’est, le long des Carpates, elle est stoppée par les armées germano-austro-hongroises. Au sud, la défaite de l’armée roumaine face à l’armée bulgaro-allemande met la capitale en grand danger. Bucarest est finalement occupée en décembre 1916, alors que le gouvernement et l’administration se réfugient en Moldavie, dans la ville de Iasi. En 1917, l’armée roumaine, avec le soutien de la mission militaire française dirigée par le général Henri Berthelot et de l’armée russe, encore alliée, parvient à renverser la vapeur lors des batailles épiques de Mărăști, Mărășești et Oituz. La révolution bolchevique de l’automne 1917 et la désintégration de l’armée russe ne permettent cependant plus à la Roumanie d’envisager la résistance possible. La Roumanie signe l’armistice au mois de mars 1918 avec l’Allemagne et ses alliés.
Les premières désertions sont apparues dans l’armée roumaine après la chute de Bucarest et la retraite en Moldavie.
Une retraite précipitée, parfois chaotique, selon les récits laissés par les témoins oculaires. Les historiens roumains se sont penchés sur les archives militaires et compilé des statistiques. Jusqu’au 1er juin 1918, deux tiers des causes jugées par les cours martiales des différentes unités de l’armée roumaine concernaient la désertion et les délits associés. La justice militaire roumaine, organisée sur la base du Code de justice militaire français de 1857, distinguait entre les différents types de désertion : désertion à l’intérieur du pays, désertion à l’intérieur du pays en temps de guerre, désertion devant l’ennemi, désertion à l’ennemi, désertion dans un pays étranger. La désobéissance à la conscription et à la mobilisation, l’insubordination, les insultes envers les supérieurs et l’automutilation étaient également considérées comme des désertions en temps de guerre.
Des sanctions sévères
Pour mieux observer le phénomène de désertion, Gabriela Dristaru a consulté les archives des cours martiales de deux grandes unités, la 5e et la 13e division. Alors que les sanctions en cas de désertion étaient sévères, allant depuis la peine de mort et jusqu’à la dégradation militaire, il s’est avéré que les juges militaires ne prenaient pas leurs décisions à la hâte et sans le recul nécessaire.
Gabriela Dristaru : « Alors que le crime de désertion à l’intérieur du pays en temps de guerre était passible des travaux forcés à perpétuité, voire de la peine de mort, seules 3 condamnations aux travaux forcés à perpétuité et 3 autres condamnations à la peine de mort ont été prononcées. Les 6 cas concernés et frappés par des peines maximales avaient des circonstances aggravantes : meurtre, vol, faux en documents publics, insulte au supérieur. Par ailleurs, la plupart des arrêts rendus pour le crime de désertion en temps de guerre avaient été des acquittements. »
Déserter pour retrouver sa famille
Il s’avère aussi que les raisons qui poussaient les militaires à la désertion n’étaient pas tant la peur devant les risques inhérentes au front, comme on pourrait le penser, mais surtout le besoin irrépressible de retrouver leur foyer, leur famille, le désir de dire à leurs proches qu’ils étaient en vie, la peur de les laisser seuls sous l’occupation de l’ennemi. La grande majorité des déserteurs ont regagné de leur propre chef leurs unités par leurs propres moyens après une absence de plusieurs semaines. Une autre raison de désertion était le mécontentement à l’égard des dirigeants militaires et politiques. Les désertions furent encore plus nombreuses en 1917, favorisées par l’esprit de défaitisme qui avait gagné l’armée russe et encouragées par la propagande austro-allemande.
Gabriela Dristaru : « Marcel Fontaine, membre de la mission militaire française, notait que la majorité des commandants roumains était d’avis que les déserteurs étaient déjà trop nombreux pour être exécutés, et que les punitions sévères n’auraient fait qu’aggraver la situation. Devant la désintégration de l’armée russe, le défaitisme gagnait aussi bien les grades supérieures et les commandements militaires roumains qu’une bonne partie de la troupe. Les gens sentaient la fin imminente de la guerre. Les moyens utilisés dans la propagande de l’ennemi pour renforcer cet état d’esprit au sein de l’armée roumaine ne faisait qu’aggraver la situation. Les autorités militaires roumaines ont réagi devant les désertions en masse en procédant au remplacement des unités formées par des militaires originaires de la Valachie, occupée par l’ennemi, par des unités moldaves sur la ligne du front. Car les moldaves avaient tout intérêt de continuer à défendre leurs chaumières devant les coups de boutoir de l’ennemi. »
Le phénomène de désertion en temps de guerre et la manière dont il avait été abordé par les autorités et par la justice militaire de l’époque n’arrête pas de susciter le débat au sein des sociétés européennes 100 ans après la fin de la Grande Guerre. (Trad. Ionut Jugureanu)