Jean-François Meile (France) – Est-ce que les Roumains aiment les mots croisés?
Les kiosques de presse abondent en revues spécialisées.
Valentina Beleavski, 15.12.2017, 15:23
C’était le 21 décembre 1913 que le journal américain New York World publiait le premier jeu de mots croisés imaginé par Arthur Wynne, un violoniste américain d’origine britannique qui ne soupçonnait même pas l’impact que son jeu allait avoir sur le monde. D’ailleurs, il l’avait proposé d’abord à des publications anglaises, mais sans succès. Une fois parus aux Etats-Unis, ses mots croisés rencontrent un succès immense et gagnent tout de suite le Vieux Continent : l’Angleterre d’abord, et puis la France.
A compter de 1925, ils sont publiés en Roumanie aussi dans des revues appelées « Oglinda lumii » – « Le mirroir du monde » et « Gazeta de duminica » – « La gazette du dimanche ». En mai 1926, « La gazette du dimanche » invite ses lecteurs à un concours de mots-croisés, le tout premier de Roumanie. Cela encourage de plus en plus de Roumains à créer des jeux de ce type. « Le véritable boom se produit en 1929, lorsque le journal « Universul » (L’univers), connu pour sa rigueur et son sérieux, surprend tout le monde en organisant lui aussi un concours de mots – croisés », écrit Adevarul. En contrepartie, le journal « Dimineata » (Le matin) organise à son tour une compétition similaire censé voler la vedette à son rival. Chose promise, chose due : le jeu du journal Dimineata attire 5000 participants car il est imaginé par un des meilleurs créateurs d’énigmes de mots du pays, alors que celui du journal Universul ne réunit que 78 participants. Concours après concours, le journal Dimineata transforme la création de mots-croisés en un véritable phénomène. L’intérêt des Roumains était croissant et les questions posées – si nombreuses, que la rédaction a fini par ouvrir un guichet de consultations pour pouvoir répondre à tous. La fièvre des mots-croisés s’empare des grandes villes du pays. Puis, dans les années 1930, le phénomène franchit les frontières roumaines : des joueurs italiens expriment leur désir d’apprendre le roumain pour pouvoir jouer.
En 1931 voit le jour une première brochure dédiée exclusivement aux mots croisés, intitulée « Rebus ». Le mot est d’ailleurs utilisé de manière erronée en roumain, car il désigne un seul type d’énigmes de mots, alors qu’il est employé avec un sens générique. La revue conclut aussi un partenariat avec le ministère de de l’Education, afin d’organiser des concours interscolaires et d’éduquer le jeune public à la culture générale et l’aider à développer son vocabulaire. De nombreuses personnalités de la littérature roumaine deviennent adeptes de ces jeux. Parmi elles, le grand poète Tudor Arghezi. Tout cet essor s’arrête, malheureusement, en 1939 à cause de la guerre. En janvier 1939, la revue Rebus cesse de paraître et toutes les activités connexes sont supprimées pour une longue période de temps.
Après la seconde guerre mondiale, le communisme s’installe en Roumanie et les mots croisés reviennent dans l’attention publique. La propagande communiste ne les perd pas de vue non plus, note le journal Adevarul et cite même quelques exemples d’énigmes des années ’50 : « Il remplace le beurre dans les pays impérialistes » ou encore « Méthode communiste de construire le socialisme ». La revue Rebus renaît en 1957. Malgré les compromis que se créateurs doivent accepter pour continuer leur passion et leur travail – le Parti Communiste demandait des jeux à thème spécifique dans chaque édition et la censure cherchait tout le temps des messages cachés contre le régime – donc malgré tout cela, une communauté immense de joueurs se réunit autour de la revue. Elle devient une des publications les plus recherchées de l’époque communiste. « Le tirage maximum permis était de 100.000 exemplaires, alors que la demande dépassait les 800.000 ! » racontait pour Adevarul Alexandru Pasarin, qui travaille pour Rebus depuis 1959.
Les concours s’enchaînent, les jeux de mots sont promus fortement dans les écoles et les lycées, on crée des cercles d’amateurs de mots croisés presque partout. Il y a une concurrence acerbe pour avoir son jeu publié dans la revue. Si bien que les créateurs sont forcés à innover. Ainsi apparaissent les « définitions métaphoriques », une spécificité des mots – croisés roumains. Et pour cause : à la différence d’autres langues où ces jeux se limitent aux synonymes, les Roumains commencent à jouer avec les sens propres et les sens figurés d’un mot ou d’une expression. « A l’époque communiste, tout le monde aimait résoudre des mots-croisés, à compter par les simples ouvriers et jusqu’aux hauts dignitaires », affirme Alexandru Pasarin, interviewé par Adevarul.
Après la chute du communisme, avec l’arrivée du capitalisme et l’apparition des groupes de presse, le marché est inondé par des revues de mots-croisés en tout genre. Les jeux sont accessibles à tous, mais la qualité n’est plus la même, car, pour vendre davantage, les énigmes sont de plus en plus faciles. « Le côté éducatif est complètement ignoré », déplore Alexandru Pasarin, bien que sa revue, Rebus, reste au top des ventes même de nos jours. Voilà chers amis. J’ai commencé à parler de ce sujet sans savoir trop de choses là-dessus, mais j’ai eu la chance de tomber sur un article fascinant du journal Adevarul que j’ai tenu absolument à partager avec vous. C’est pourquoi je remercie notre ami Jean François Meile pour sa question.