Dimitrie Cantemir, le musicien
Le prince Dimitrie Cantemir a lu et écrit des ouvrages dhistoires, de géographie, de musicologie, de philosophie et de littérature, devenant membre de lAcadémie des sciences de Berlin.
Christine Leșcu, 07.07.2024, 07:30
Cantemir, prince de la Moldavie
Célébré en 2023 à l’occasion d’un double tricentenaire, le prince érudit Dimitrie Cantemir est né à Iași en 1673 et il est mort à son domaine de Russie en 1723. Cantemir est monté sur le trône de la principauté de Moldavie en 1693, et ensuite entre 1710 et 1711, il s’est battu pour défendre son pays, il a lu et écrit des ouvrages d’histoires, de géographie, de musicologie, de philosophie et de littérature, devenant membre de l’Académie des sciences de Berlin.
Un intellectuel remarquable
Intellectuel remarquable, premier adepte roumain de la philosophie des Lumières et reconnu en tant que tel, Dimitrie, ainsi que son frère Antioh, a bénéficié pleinement de l’éducation de haut niveau mise à leur disposition par leur père, Constantin Cantemir. Il parait que celui-ci, également prince de Moldavie en son temps, savait à peine lire et écrire. Le très jeune Dimitrie a été envoyé comme gage à la Sublime Porte, selon une coutume de l’époque par laquelle le sultan ottoman s’assurait la loyauté des voïvodes vassaux des Principautés roumaines.
C’est à Constantinople (Istanbul) que le futur prince régnant allait peaufiner son éducation et sa culture: maîtrise de plusieurs langues étrangères, études de théologie et de philosophie, études musicales.
Des contributions musicales cruciales
Bien évidemment, Dimitrie Cantemir deviendra un maître du domaine musical oriental, dominant dans cette région de l’Europe. Les contributions musicales du prince s’avéreront cruciales à une époque où les partitions n’existaient tout simplement pas, comme l’explique le musicien Bogdan Simion.
Bogdan Simion : « Nous n’avons pas de manuscrits d’avant Cantemir et les manuscrits de Cantemir lui-même sont compliqués, difficiles à lire et surtout à interpréter. D’abord parce que le tempo n’est pas noté, nous ne savons pas combien lentement ou rapidement il faut interpréter ces chansons. Bien-sûr, nous pouvons nous appuyer sur la culture afghane ou turque et imaginer un rythme lent. Il y a aussi de petits détails offerts par des voyageurs étrangers qui avaient écouté cette musique, mais c’est lui qui a inventé un système de notation mélodique. Nous, dans les Pays roumains, nous n’avons pas écrit de la musique avant Anton Pann ; quand il a proposé « L’Hôpital de l’amour ou le chant du désir » (Spitalul amorului/cântător al dorului) en 1851, c’était déjà un autre monde et Anton Pann écrivait déjà en utilisant la notation psalmique. Lui, il psalmodiait. Cantemir a donc inventé un système d’écrire et de lire plutôt facile à employer, que les compositeurs de l’Empire ottoman, de la Cour du sultan, ont utilisé jusque vers 1900, ce qui veut dire que le système était bon. Quand je suis arrivé à Istanbul, j’étais surpris d’apprendre que Dimitrie Cantemiroglu, comme l’appelaient les Ottomans, était connu avant tout comme un grand pionnier de la musique turque de l’Empire. Là-bas, on ne sait pas vraiment qu’il avait été prince régnant. Personne ne sait qu’il a écrit des traités de géographie, de philosophie, qu’il parlait le latin, encore moins qu’il avait été membre de l’Académie de Berlin. Pour eux, Dimitrie Cantemiroglu est originaire d’une province de l’Empire ottoman, qu’il avait, peut-être selon certains, des origines tatares et qu’il a laissé une trace extraordinaire dans la culture musicale turque. »
« Le livre de la science de la musique »
Son principal ouvrage musical est « Le livre de la science de la musique », traité de musicologie écrit à Istanbul très probablement entre 1695 et 1700.
Bogdan Simion : « Le livre de la science de la musique » a été rédigé en arabe et dédié au sultan Ahmed III, qui était passionné par la culture et un grand protecteur des arts. Les spécialistes considèrent que cet ouvrage est plutôt politique que culturel. Au XVIIème siècle, Cantemir est chargé ni plus ni moins que de démontrer l’existence d’une musique turque. Autour de l’année 1700, il y avait ce débat culturel très vif dans l’Empire ottoman, de nombreux penseurs considérant qu’il n’y avait pas de culture turque, mais une culture persane décadente. Lorsque ce livre est paru, vers 1700, dans cette ville cosmopolite d’Istanbul (Constantinople), on ne trouvait pas que des penseurs et des philosophes musulmans. Y vivaient aussi probablement les Grecs orthodoxes les plus sages et les plus cultivés, avec lesquels Cantemir a entretenu des liens extraordinaires, car il n’a jamais renoncé à sa religion. Pour revenir, donc, il y en avait qui affirmaient que la culture ottomane était la somme de plusieurs cultures anciennes dont celle, grande et noble, des Persans. Alors, bien-sûr que le sultan Ahmed voulait que ce jeune homme brillant prouve que tout ça n’était pas vrai. Il a écrit un avant-propos dans lequel il essaie de dresser un parcours historique en diachronie des genres musicaux, après lequel débute la partie intéressante du traité et les partitions. Et puis à la fin, une chose encore plus intéressante peut-être pour nous, il propose des compositions originales qui lui appartiennent et qui abordent par exemple les musiques séfarades d’Afrique du nord et parmi lesquelles on trouve aussi plusieurs suites qu’il appelle « moldaves ». Certes, quand on les écoute aujourd’hui, pour nous tout ça rappelle Istanbul d’un bout à l’autre. Je peux parier qu’aucun Roumain ne dira jamais que ces musiques contiennent quelque-chose de traditionnel, mais si on arpente les villages de la Haute Moldavie, si on va à Botoșani ou au Boudjak tatare, si nous nous parcourons la région du centre de l’actuelle République de Moldova et si nous écoutons des accords de kobza, nous comprenons mieux comment les musiques orientales ont influencé les faubourgs (les « mahalale ») et la périphérie des villes, dans un premier temps, et puis, plus tard, même les musiques villageoises, après l’abolition de l’esclavage des roms. »
Cantemir se réfugie en Russie, après l’échec de son opposition à la Sublime Porte
Bon connaisseur de l’Empire ottoman, qui a d’ailleurs constitué le sujet de son traité « L’histoire de l’agrandissement et de la décadence de l’empire ottoman », Dimitrie Cantemir a essayé de mettre un terme à l’état de vassalité de la Moldavie par rapport à la Sublime Porte, en s’alliant avec le tsar Pierre le Grand. Mais son plan a échoué avec la défaite dans la bataille de Stănilești, en 1711.
Forcé à se réfugier en Russie, Dimitrie Cantemir allait devenir un des conseillers du tsar et passera le reste de sa vie à la Cour de Pierre le Grand. Sa dépouille a été rapatriée en 1935 et inhumée à l’intérieur de l’église des Trois Hiérarques à Iași. (Trad. Ileana Ţăroi)