Lucian Pintilie
Dans le top réalisé en 2008 par les plus importants critiques roumains de film, « La Reconstitution » de Lucian Pintilie était classé meilleur film roumain de tous les temps. Pintilie portait à l’écran, en 1968, le récit homonyme de Horia Pătraşcu, reposant sur un fait réel : deux adolescents qui fêtent la fin de leurs études s’enivrent et se bagarrent. Ils sont arrêtés par la police et la justice leur promet l’impunité à condition qu’ils se livrent à une reconstitution de leur bagarre, pour le tournage d’un petit film éducatif, censé combattre l’ivrognerie et la violence parmi les jeunes.
Corina Sabău, 14.09.2017, 15:54
Dans le top réalisé en 2008 par les plus importants critiques roumains de film, « La Reconstitution » de Lucian Pintilie était classé meilleur film roumain de tous les temps. Pintilie portait à l’écran, en 1968, le récit homonyme de Horia Pătraşcu, reposant sur un fait réel : deux adolescents qui fêtent la fin de leurs études s’enivrent et se bagarrent. Ils sont arrêtés par la police et la justice leur promet l’impunité à condition qu’ils se livrent à une reconstitution de leur bagarre, pour le tournage d’un petit film éducatif, censé combattre l’ivrognerie et la violence parmi les jeunes.
Les conséquences de cette reconstitution sont pourtant dramatiques. Peu de temps après sa sortie, le film est interdit par le régime communiste et relancé à peine en 1990, après la chute du communisme. Interdit de tourner des films, le réalisateur se voit également interdire toute activité théâtrale, suite au spectacle « Le Réviseur », qu’il avait mis en scène au théâtre Bulandra de Bucarest. En se rapportant à la destinée de l’artiste, le critique George Banu estimait que – Lucian Pintilie est le protagoniste du scandale implosif le plus retentissant de Roumanie. » « Le scandale implosif est fortement personnalisé. Le scandale explosif est collectif. Celui qui est implosif écrase l’être humain. »
N’ayant plus le droit d’avoir une activité artistique en Roumanie, Lucian Pintilie quitte le pays en 1973. Il continue à l’étranger la série des spectacles de théâtre, montés sur quelques scènes importantes, dont le Théâtre national de Chaillot et le Théâtre de la Ville de Paris. Parallèlement, il met en scène des spectacles d’opéra : Orestia au Festival d’Avignon (en 1979), La Flûte enchantée au Festival d’Aix-en-Provence (en 1980, spectacle repris à l’Opéra de Lyon, à l’opéra de Nice et au Teatro Regio de Turin. S’y ajoutent Rigoletto au Welsh National Opera de Cardiff (en 1985) et Carmen en 1986, à Vancouver.
En 1979, Lucian Pintilie allait tourner en Roumanie le film « Mitică, pourquoi les cloches sonnent-elles? », dont il signe le scénario et qui allait être interdit pendant une dizaine d’années. Il revient en Roumanie en 1990, après la chute du communisme, et réalise plusieurs films : Le Chêne (1992), Un Eté inoubliable (1994), Trop tard (1996), Terminus Paradis (1998), L’Après-midi d’un tortionnaire (2000), Niki et Flo (2003), Tertium non datur (2006).Lucian Pintilie se rappelle son enfance dans le volume « Bricabrac », dont l’édition revue et augmentée est récemment parue aux Maisons d’édition Nemira, dans la collection Yorick des arts du spectacle. Rappelons qu’en 2010, « Bricabrac » a été désigné meilleur livre étranger par le Syndicat des critiques de cinéma de France. Lucian Pintilie raconte : « Je suis né dans une Roumanie monarchique, dans le sud de la Bessarabie, qui fait aujourd’hui partie de l’Ukraine, dans un village allemand, dans une région qui était une véritable mosaïque ethnique : Roumains, Ruthènes, Gagaouzes, Turcs, Tatars, Juifs et, bien sûr, Ukrainiens et Russes. Même pas l’ombre d’une tension ethnique ne trouble l’image harmonieuse de ces temps-là. Les gens vivaient ensemble, sans être conscients de leurs différences. Ils vivaient – pour très peu de temps, hélas – dans l’ombre de l’Histoire, dans un vide paradisiaque. Lorsque j’ai quitté la Bessarabie, encore enfant, je parlais une langue hallucinante, une sorte d’espéranto, un mélange de langues qui exaspérait et charmait tout le monde. La guerre éclata, j’ai oublié les mots exotiques, le Paradis avait disparu, sur le sud de la Bessarabie commençait à souffler le vent fou de l’histoire. En une seule nuit, les gens sont devenus conscients de leurs différences. Et cette conscience de la différence est le premier pas vers le nettoyage ethnique. »
Victor Rebengiuc, Andrei Şerban, Cristi Puiu et Corneliu Porumboiu ont compté parmi les personnalités ayant participé, aux côtés de Lucian Pintilie, au lancement de la nouvelle édition du volume « Bricabrac ». Le metteur en scène Andrei Şerban a passé en revue à cette occasion, sous la forme d’une lettre ouverte, les spectacles de théâtre de Lucian Pintilie qui l’avaient marqué et les expériences vécues ensemble. Par son exemple – affirme Andrei Şerban – Lucian Pintilie lui a insufflé un courage énorme, en lui montrant que dans le théâtre on peut tout faire : « En plein communisme, tu as osé prouver que toute forme de censure, toute intervention contre l’art, l’artiste et la liberté d’expression est odieusement dégoûtante. Tu m’as fait comprendre que dans le théâtre du moins, nous ne pouvons pas être seuls, nous avons besoin les uns de autres. Pour montrer dans un miroir une image vaste du monde où nous vivons, nous devons tâcher de dire la vérité, nous devons rechercher la qualité, nous entourer de talents, de grands comédiens, qui soient à la fois intelligents, sensibles et conscients de leur mission. Je ne connais personne d’autre qui ait utilisé la satire et le rire au nom d’un besoin profond de révolutionner l’art, de lui donner un sens, de le tirer de sa léthargie, de sa passivité, et de lui donner de la vigueur. Tu as prouvé que, dans une société viciée par le théâtre on peut briser les tabous, on peut exposer publiquement les mensonges inventés par les hommes politiques. »
Le livre « Bricabrac » a été conçu sans projet précis – amas d’objets sans valeur, usés et démodés, mais imprégnés par le temps, des fragments imprégnés, des papiers, énormément de documents, une guerre aux papiers. Ce volume réunit des confessions, des notes de mise en scène, des chroniques de différents spectacles et films parues dans la presse internationale, un livre-spectacle sur la scène duquel est projetée l’histoire des grands spectacles et films de Lucian Pintilie, l’histoire tumultueuse du Réviseur, de La Mouette, du Salon n° 6, de la Reconstitution.
(Aut. : Corina Sabău ; Trad. : Dominique)