Les vêtements des personnages des tableaux votifs
Dans le cas des Principautés danubiennes de Valachie
et de Moldavie, les plus de cent ans de suzeraineté ottomane se sont
accompagnés d’une influence visible de la culture et de la civilisation
orientale dans les sociétés locales. Cette influence s’est notamment manifestée
durant les règnes « phanariotes », de 1714 en Moldavie et 1716 en
Valachie à 1821 dans les deux États. Tout au long de cette période, la Sublime
Porte y avait installé en tant que princes régnants des fonctionnaires grecs du quartier
istanbuliote du Phanar. Cependant, l’« orientalisation», apportée par les
règnes phanariotes avait déjà commencé à s’essouffler entre 1806 et 1812,
lorsque les troupes occidentalisées de Moscou, engagées dans la guerre
russo-turque, avaient occupé les Principautés roumaines. Pour la première fois,
les șalvars féminins et masculins commençaient à céder la place aux robes et
respectivement aux pantalons, l’anteri et le caftan se voyaient remplacer par
les redingotes et les fracs, le fichu des femmes par le chapeau, le bonnet ișlic
(du turc « bașlic ») par le haut-de-forme. L’adoption des modes
vestimentaires occidentales ne s’était pas fait sans heurts, dû à la
conjoncture politique et militaire du début du XIXème siècle qui poussait les
Principautés roumaines tantôt du côté de la Russie et de l’Autriche, tantôt du
côté de l’Empire ottoman, qui fut la puissance suzeraine pendant longtemps. L’événement
décisif allait être la signature du Traité d’Andrinople en 1829, le
remplacement du style de vie oriental par celui occidental devenant
irréversible. Les vêtements ont été les premiers à changer, une réalité très
visible dans les portraits des boyards de l’époque, mais aussi dans les
portraits peints à l’intérieur des églises, les ainsi appelées « fresques
votives ». Celles réalisées dans la première partie du XIXème siècle
suggèrent que de nombreux boyards, notamment ceux ayant choisi de vivre sur
leurs domaines, à la campagne, étaient restés fidèles à l’ancienne mode et à la
tradition vestimentaire orientale. Mais les adeptes de la mode occidentale
apparaissent eux-aussi sur les murs des églises qu’ils ont fait bâtir. D’habitude
représentés aux côtés d’autres membres de leur famille, ces fondateurs
témoignent à travers le temps de la façon dont leurs vêtements combinaient le
nouveau et l’ancien, à une époque du changement et de l’éclectisme. L’historien
Tudor Dinu s’est intéressé aux portraits votifs d’époque, pour noter que :
Christine Leșcu, 02.07.2023, 19:11
Dans le cas des Principautés danubiennes de Valachie
et de Moldavie, les plus de cent ans de suzeraineté ottomane se sont
accompagnés d’une influence visible de la culture et de la civilisation
orientale dans les sociétés locales. Cette influence s’est notamment manifestée
durant les règnes « phanariotes », de 1714 en Moldavie et 1716 en
Valachie à 1821 dans les deux États. Tout au long de cette période, la Sublime
Porte y avait installé en tant que princes régnants des fonctionnaires grecs du quartier
istanbuliote du Phanar. Cependant, l’« orientalisation», apportée par les
règnes phanariotes avait déjà commencé à s’essouffler entre 1806 et 1812,
lorsque les troupes occidentalisées de Moscou, engagées dans la guerre
russo-turque, avaient occupé les Principautés roumaines. Pour la première fois,
les șalvars féminins et masculins commençaient à céder la place aux robes et
respectivement aux pantalons, l’anteri et le caftan se voyaient remplacer par
les redingotes et les fracs, le fichu des femmes par le chapeau, le bonnet ișlic
(du turc « bașlic ») par le haut-de-forme. L’adoption des modes
vestimentaires occidentales ne s’était pas fait sans heurts, dû à la
conjoncture politique et militaire du début du XIXème siècle qui poussait les
Principautés roumaines tantôt du côté de la Russie et de l’Autriche, tantôt du
côté de l’Empire ottoman, qui fut la puissance suzeraine pendant longtemps. L’événement
décisif allait être la signature du Traité d’Andrinople en 1829, le
remplacement du style de vie oriental par celui occidental devenant
irréversible. Les vêtements ont été les premiers à changer, une réalité très
visible dans les portraits des boyards de l’époque, mais aussi dans les
portraits peints à l’intérieur des églises, les ainsi appelées « fresques
votives ». Celles réalisées dans la première partie du XIXème siècle
suggèrent que de nombreux boyards, notamment ceux ayant choisi de vivre sur
leurs domaines, à la campagne, étaient restés fidèles à l’ancienne mode et à la
tradition vestimentaire orientale. Mais les adeptes de la mode occidentale
apparaissent eux-aussi sur les murs des églises qu’ils ont fait bâtir. D’habitude
représentés aux côtés d’autres membres de leur famille, ces fondateurs
témoignent à travers le temps de la façon dont leurs vêtements combinaient le
nouveau et l’ancien, à une époque du changement et de l’éclectisme. L’historien
Tudor Dinu s’est intéressé aux portraits votifs d’époque, pour noter que :
« Les tableaux votifs des églises de cette
période-là sont 141 au total et représentent plus de 1100 personnes habillées
selon la mode du temps. Il y a évidemment des boyards traditionnalistes qui
préfèrent l’antéri, le caftan et le kalpak, tandis que leurs fils passent à la
redingote, au frac et au haut-de-forme. Nos musées gardent dans leurs
patrimoines environ 200 costumes du XVIIIème siècle et du début du XIXème,
ainsi qu’environ deux cents portraits de chevalet. Pour comparaison, il existe 1100
figures de fondateurs d’églises habillés à la turque ou à l’allemande, comme on
disait autrefois. Cette source d’informations inexploitée jusqu’à présent
contribue donc beaucoup à rendre plus claire l’image de la mode de l’époque. »
Dans son livre « Moda
în Țara Românească. Între Fanar, Viena și Paris. 1800 și 1850 / La mode en
Valachie. Entre le Phanar, Vienne et Paris. 1800 – 1850», Tudor Dinu a notamment
étudié les églises bâties par les boyards dans la première moitié du XIXème
siècle en Olténie, dans la partie couverte de nos jours par les départements de
Gorj et de Vâlcea, c’est-à-dire une zone relativement prospère et plus à l’abri
des destructions entraînées par les guerres. Les portraits votifs de ces lieux
de culte montrent à la fois la continuation des traditions vestimentaires à une
époque marquée par de profonds changements et le passage à une mode nouvelle,
un moment de cohabitation du nouveau et de l’ancien. L’historien Tudor Dinu explique
cet éclectisme :
« Les grands boyards, qui occupaient aussi une
fonction administrative, siégeaient au conseil princier et ne pouvaient pas se
permettre d’abandonner en public ou en privé cette tenue orientale qui était
une marque de leur statut social. Même le couvre-chef représentait la fonction
officielle remplie par la personne qui le portait. Le prince arborait un ișlic
au fond blanc, chez les boyards d’un rang plus élevé ce fond était rouge et il
était vert dans le cas des boyards de rang inférieur. Quand ils attendaient
d’être nommés à une fonction officielle, les boyards ou les fils de boyards
portaient un couvre-chef très bizarre appelé kalpak, qui ressemblait à un
ballon ou à une poire. Voilà pourquoi ils ne pouvaient pas renoncer
officiellement ces vêtements avant les années 1830. En revanche, les dames
n’ont pas eu de difficulté à adopter la mode occidentale. Au lendemain de
l’occupation russe de la principauté, en 1806, les dames ont tout de suite
commencé à imiter la mode apportée par les Russes. »
Les adeptes du renouveau ne se faisaient pas prier
pour se laisser peindre sur les murs de l’église dans leurs habits à l’« allemande »
ou occidentaux. Ce fut le cas des fondateurs de l’église du village de
Hurezani, dans le département de Gorj, dont tous les membres de la famille
auraient pu se retrouver dans les revues de mode de l’époque. Pourtant, cette
nouvelle mode avait eu aussi ses détracteurs, assez bruyants d’ailleurs, ajoute
Tudor Dinu.
« Leurs arguments découlaient plutôt d’un
conservatisme de nature religieuse. Assez étrangement, ils disaient que la
nouvelle mode poussait aussi bien les dames que les hommes au péché. Le
pantalon a fait l’objet d’une dispute furibonde entre les traditionnalistes et
les progressistes, d’autant plus que ce n’était pas très facile pour un homme
de passer d’une mode à l’autre. Pour mettre le nouveau vêtement, il fallait
maigrir un peu avant. L’anteri, une sorte de robe unisexe, était plus
confortable que le pantalon pour les personnes rondes. Le gilet aussi, la
redingote ou le frac demandaient des sacrifices. Par contre, les dames, elles,
se sacrifiaient volontiers et se laissaient suffoquer par le corset, afin
d’avoir une taille plus fine, une taille de guêpe comme on dit. »
Malgré les inévitables difficultés du début, la
nouvelle mode vestimentaire a réussi à s’imposer, suivie assez rapidement par
le changement du mobilier, de l’aménagement intérieur des maisons et de
l’architecture. (Trad. Ileana Ţăroi)