Boissons rafraîchissantes dans l’espace roumain
Toutes les composantes de la civilisation matérielle subissent les influences des êtres humains et des différentes cultures, au point que, bien souvent, nous sommes surpris de constater la présence d’éléments communs dans des cultures et coutumes séparées par de grandes distances géographiques. Les influences exercées sur une communauté quelconque peuvent être également identifiées en étudiant ses habitudes alimentaires. Ainsi, par exemple, l’espace roumain est le terrain de rencontre de plats et boissons venus des quatre coins du monde.
Steliu Lambru, 13.09.2013, 15:01
Toutes les composantes de la civilisation matérielle subissent les influences des êtres humains et des différentes cultures, au point que, bien souvent, nous sommes surpris de constater la présence d’éléments communs dans des cultures et coutumes séparées par de grandes distances géographiques. Les influences exercées sur une communauté quelconque peuvent être également identifiées en étudiant ses habitudes alimentaires. Ainsi, par exemple, l’espace roumain est le terrain de rencontre de plats et boissons venus des quatre coins du monde.
Si la cuisine roumaine est plutôt variée, les boissons rafraîchissantes traditionnelles ne suivent pas son exemple. Cette assertion ne s’applique pas aux différentes variétés d’eau ou de jus de fruits de saison, mais aux boissons préparées. De toute façon, le mot « traditionnel » est strictement une convention, puisqu’un plat ou une boisson peuvent être « traditionnels » pour plusieurs communautés ou peuples. C’est ce qui se passe avec « la braga », désignée comme traditionnelle dans une région immense, entre l’Europe Centrale et l’Asie Centrale.
La « braga » est la version roumaine de la « boza » turque — une boisson rafraîchissante acide-sucrée, à base de millet, maïs ou seigle fermenté. Aussi bizarre que cela puisse paraître, la « braga » est un élément d’histoire matérielle qui raconte à sa manière l’évolution géopolitique de l’espace compris entre les Carpates, le Danube et la Mer Noire au deuxième millénaire de notre ère. En roumain, le mot « braga » est entré par la filière russe, mais dans la région des Balkans cette boisson est désignée par le mot turc boza. La boisson, elle, existait déjà au 10e siècle, fabriquée par les Turcs nomades du Kazakhstan et du Kirghizstan d’aujourd’hui. Au 13e siècle, la migration des Turcs ottomans d’Asie Centrale a ramené la « boza » en Anatolie. Il est bien connu que les us et coutumes voyagent avec les conquérants pour être adoptés par les conquis. La « boza » (« braga ») s’infiltre dans les cuisines des peuples balkaniques à partir du 16e siècle, lorsque les Ottomans occupent la région et arrivent aux portes de l’Europe Centrale.
Le « kvas », boisson de la même famille que la « braga », est traditionnellement consommé en Russie et dans d’autres Etats ex-soviétiques, comme la Biélorussie, l’Ukraine, les pays baltes, la Géorgie, le Kazakhstan, l’Arménie, la République de Moldova, mais aussi en Pologne. Des fois, le kvas est enrichi de fruits et de plantes aromatiques, tels les fraises ou la menthe fraîche. Cette boisson est déjà mentionnée dans les chroniques russes de la fin du 10e siècle, à peu près à la même époque que la « boza » chez les Turcs migrateurs.
Aujourd’hui, la « braga » est synonyme de nostalgie, une boisson saine et bon marché, symbole d’une société calme, patriarcale, sans convulsion sociale. En roumain on dit même « bon marché comme la braga », mais cette expression est de moins en moins utilisée car la boisson elle même est devenue quasi introuvable. Avant 1945, la braga, accompagnée de « covrigi » (des variétés de craquelins ou de bretzels) constituait le repas le plus facile à trouver et le moins coûteux du Bucarestois lambda, surtout pendant les journées caniculaires d’été. Dans les albums d’images anciennes de la capitale, les photos de vendeurs de « braga », les « bragagii », venus d’habitude d’autres horizons balkaniques, ne sont pas rares.
A la différence du kvas, encore très populaire en République de Moldova, la « braga » n’est plus vraiment fabriquée. Les générations changent, les habitudes aussi, soient-elles vestimentaires ou culinaires. A la fin des année 1970, la « braga » était déjà une rareté, pour bel et bien disparaître dans les années 1980. Les enfants et les adolescents de l’époque étaient déjà acquis aux sodas et autres boissons acidulées, la « braga » venant d’un autre temps. Les boissons rafraîchissantes ayant elles aussi une importante composante sociale, la « braga » n’existe donc plus dans le paysage urbain post-moderne de Roumanie. (trad. Ileana Taroi)