Le 110e anniversaire de la naissance d’Emil Cioran
Steliu Lambru, 16.05.2021, 12:20
Né le 8 avril 1911 à Rășinari, dans le
département de Sibiu (centre de la Roumanie), Emil Cioran est un des grands
philosophes du désespoir présents dans la culture européenne de l’après-guerre
ainsi qu’un des grands stylistes de la langue française moderne.
Il a publié ses premiers textes,
particulièrement non conformistes, en Roumanie, dans les années 1930. Il
faisait partie de la génération originelle et controversée de 1927, dont Mircea
Eliade était la figure de proue – un bouquet de jeunes intellectuels connus
pour leur grand talent, mais aussi pour les sympathies d’extrême-droite
affichées par certains d’entre eux, y compris par Cioran. Dans les années 1940,
il obtient une bourse offerte par l’Etat français et se rend à Paris, qu’il ne
quittera plus et où il écrira, exclusivement en français, les livres qui ont
fait sa renommée en Occident. Et c’est toujours dans la Ville Lumière qu’Emil
Cioran reçoit, après 1990, les intellectuels roumains qui commencent à publier
ses livres à Bucarest et qui réussissent à l’interviewer lorsqu’il était d’accord,
car il manifestait de la réticence devant la célébrité.
Gabriel Liiceanu, directeur des Editions
Humanitas de Bucarest et auteur d’une interview vidéo avec le philosophe, se
souvient d’Emil Cioran à l’âge de 79 ans :
« Cioran n’était plus un volcan, mais il avait gardé tous les éléments
fondamentaux de sa personnalité. Il
avait le sens de l’humour, il formulait des énoncés redoutables, il était d’un
cabotinage incroyable, puisque, tout comme Eugène Ionesco, il était un grand
acteur. A ce moment-là, en 1990, j’ai eu la révélation de l’homme libre, qui regarde
l’autre droit dans les yeux et qui peut jouer le sens des choses qu’il dit,
c’est-à-dire intervenir dans la conversation et accompagner ses paroles de
gestes et d’expressions de son visage. »
Précis de décomposition, le premier livre écrit par Emil
Cioran directement en français, est paru chez Gallimard, en 1949. Il a été
suivi par neuf autres, publiés par la Maison d’édition parisienne jusqu’en 1987.
A travers sa longue carrière, Cioran a refusé tous les grands prix littéraires (Sainte-Beuve,
Combat, Nimier) qu’il s’est vu attribuer, à l’exception du Prix Rivarol, en
1950, pour son début français.
Gabriel Liiceanu parle du moteur existentiel
sur lequel s’appuyaient les textes cioraniens et qui fut d’ailleurs la raison
de son pouvoir d’attraction aux yeux des lecteurs : « Il a nourri la
conviction inébranlable, ressentie dans sa chair, qu’il avait été jeté dans un
jeu appelé la vie ou le jeu de la vie ou la scène de la vie, que nous
connaissons tous, sans que personne ne nous pose la question de savoir si l’on souhaitait
ou non venir ici. Or, lorsqu’il avait 18 ou 20 ans, Cioran a traversé une crise
terrible, liée au mal d’exister en tant qu’être humain. C’est quelqu’un d’autre
qui m’a poussé dans la vie. Je ne l’ai pas voulu, ce n’était pas mon choix, je
n’aime pas où je suis. Que peut-on donc faire ? Et il a eu cette
réponse : « tout ce que j’ai à faire, c’est de me libérer de ces
énormes émotions négatives, en calomniant à une échelle universelle Dieu, mes
semblables et moi-même. Tout est horreur, l’espèce humaine en premier. C’est
donc de là que sort l’histoire de la thérapie. Il dit quelque part, au cours de
l’interview, que « mon œuvre est due à des raisons médicales,
thérapeutiques. Si j’ai écrit et réécrit le même livre, c’est parce que je me
suis rendu compte que, pour moi, c’était une sorte de libération. En fait, j’ai
écrit par nécessité. La littérature ou la philosophie en ont été un prétexte.
L’important, c’est que le fait d’écrire a été une thérapie. »
La maison d’édition Humanitas a publié un autre
texte thérapeutique d’Emil Cioran. C’est un livre inédit, le dernier écrit en
roumain, semble-t-il, et rendu avec le titre « Carnetul unui afurisit/Le
carnet d’un damné ».
Le dramaturge et traducteur Vlad Zografi
raconte l’aventure de ce recueil de textes, qu’il a découverts lui-même à la
bibliothèque Doucet
de Paris, dépositaire de la plus grande partie des archives Cioran : « Il
est difficile de les dater, mais il parait que ce sont des textes de 1941-1946. L’on a retrouvé des feuilles
papier écrites à la main, sans titre, et donc le titre du volume est en fait
une formule retrouvée dans le texte. Ce qui m’a frappé, en lisant « Le Carnet
d’un damné », c’est que ce sont probablement certains des derniers textes
écrits en roumain par Cioran, avant de faire le saut vers le français. Une
rupture s’est produite quand il essayait de traduire Mallarmé ; il a
compris qu’il ne pouvait plus continuer en roumain. Dans ces textes, on trouve
de très nombreux mots qui rappellent la confession, probablement parce qu’à
cette époque-là Cioran n’avait pas trop d’interlocuteurs roumains à Paris. Ça
se passait avant l’arrivée de la vague d’émigrants venus de Bucarest en
1946-1947. À ce moment-là, il lisait la Bible et les textes religieux trouvés à
l’Eglise roumaine de Paris. Et je voudrais vous en donner un petit exemple, car
ce sont des expressions que je n’ai rencontrées ni même dans ses premiers
livres écrits en roumain. Il dit : « Seigneur, tu ne m’as rien donné.
Moi-même, je ne m’appartiens pas. Le temps est tout aussi incompréhensible que
le sourire d’un aveugle et je le passe à psalmodier des opinions dépourvues de
sens, qui n’intéressent personne. Est-ce que tout autour, à commencer par toi,
ne serait qu’une folle bizarrerie de la débâcle de l’esprit ? Et je tourne,
ignorant et damné, entre l’effroi et l’indifférence ? »
Ces
remarques auraient-elles évoqué une autre crise identitaire vécue par Emil
Cioran et qui l’aurait poussé à abandonner la langue roumaine dans ses écrits ?
Le texte inédit publié à l’occasion du 110e anniversaire de sa naissance pourrait bien
répondre à cette question. (Trad. Ileana Ţăroi)