Architecture et histoires de famille
Christine Leșcu, 26.01.2020, 20:21
L’architecture moderniste fait son apparition à Bucarest
dans les années ’20. La date exacte serait 1926, lorsque l’architecte Marcel
Iancu / Marcel Janco dessine son premier bâtiment : l’immeuble Herman Iancu, situé
dans l’ancien quartier juif de la capitale roumaine. Encore debout, malgré les
démolitions massives qui ont eu lieu dans ce coin de Bucarest durant l’époque communiste,
c’est un édifice de type blockhaus conçu pour le père de l’architecte. C’est le
premier projet qui atteste l’intérêt de Marcel Janco pour le modernisme, ce qui
est d’ailleurs peu surprenant pour un jeune qui, en 1916, fondait le mouvement
Dada au Cabaret Voltaire de Zurich. Aux côtés des poètes Tristan Tzara et Hugo
Ball et du peintre Hans Arp, il s’inscrit dans le mouvement esthétique de l’avant-garde
du XXe siècle. Marcel Janco était allé étudier en Suisse, en 1914, avec son
frère. Au départ, il s’est consacré aux mathématiques et à la chimie à
l’Université de Zurich, pour qu’en 1915 il soit admis au cours d’architecture
de l’Ecole polytechnique. Artiste pluridisciplinaire, c’est l’un des peintres
du mouvement Dada, qui s’est aussi fait remarquer pour ses masques. Il fait
nombre d’illustrations pour des publications avant-gardistes et s’exerce également
à la sculpture. De retour à Bucarest dans les années 1920, il dessine plusieurs
bâtiments modernistes pour la nouvelle bourgeoisie de l’entre-deux-guerres. Dans
une capitale roumaine caractérisée alors par une architecture éclectique, ses
projets marquent le renouveau de la ville.
Marcel Janco a projeté en tout 26
immeubles à Bucarest, dont 20 sont encore debout. Un d’entre eux se situe tout
près de « La Tour de feu », un ancien château d’eau utilisé autrefois
comme tour de guet par les pompiers de Bucarest. Cet immeuble de Janco a aussi
vu le jour grâce à l’amitié avec le futur historien des religions Mircea
Eliade, alors le chef de file de la nouvelle génération d’artistes et d’écrivains
roumains. Marcel Janco a imaginé le bâtiment pour la sœur d’Eliade, Corina
Alexandrescu, peu après le mariage de celle-ci. Aujourd’hui, la maison
appartient au fils de l’ancienne propriétaire, Sorin Alexandrescu, sémiologue
et professeur des universités: « Cette maison a
appartenu à mes parents. Elle a un rez-de-chaussée et deux étages. C’est ici
que je suis né. Un mur de séparation a été rajouté dans une des pièces, pour
accueillir les locataires imposés par le régime communiste. A l’époque, on
avait le droit à un espace de vie de 8m² par personne. Si quelqu’un avait plus
d’espace à la maison, on lui imposait des locataires. Chez nous habitaient deux
autres familles dont les membres devaient traverser ma chambre pour aller à la
cuisine ou à la salle de bain. Quand je me suis marié, j’ai dû partir. Je ne
pouvais pas vivre avec ma femme dans une pièce de passage. Peu après, mes
parents sont partis aussi. »
Dans les années ’70, Sorin Alexandrescu allait
émigrer aux Pays-Bas, où il devient professeur au département de roumain de
l’Université d’Amsterdam. Après la révolution de 1989, il revient en Roumanie et
il réussit à récupérer sa propriété. La maison conçue par Marcel Janco avait
été nationalisée durant le régime communiste. Sorin Alexandrescu : « Je n’ai rien
su de cette maison avant la révolution, quand je suis rentré. J’ai appris que
l’on pouvait récupérer sa propriété en faisant une requête argumentée. Le
procès en justice a été très rapide et j’ai eu gain de cause. J’ai dit aux
locataires qu’ils pouvaient y rester en continuant de payer le même loyer
symbolique qu’ils payaient à l’Etat. Ils ont déménagé un à un, sans que je les
oblige. Ensuite, j’ai fait rénover la maison et j’ai loué les étages. Quelques
années plus tard, j’ai refait des réparations, je viens d’ailleurs d’en finir
les derniers travaux. En ce moment, c’est l’Université de Bucarest qui occupe
le rez-de-chaussée et l’entresol, c’est là où j’habitais avant. Je leur ai mis
à disposition l’espace et c’est le Centre d’excellence dans l’étude de l’image (CESI)
qui tient ses cours ici. Ils ont une pièce à la Faculté de lettres et puis cet
espace. Je suis très content, pas seulement d’avoir récupéré cette propriété,
mais aussi de pouvoir l’utiliser pour les étudiants. L’Université est toujours
en manque d’espace depuis la hausse du nombre d’étudiants. »
Malgré la valeur reconnue de l’immeuble projeté par
Marcel Janco, il ne figure pas encore sur la liste des bâtiments de patrimoine,
mais ça ne saura tarder, nous assure Sorin Alexandrescu : « Je n’ai pas
encore tenté d’obtenir la certification car, tout simplement, il fallait
d’abord finir les rénovations. J’espère qu’il n’y aura pas d’empêchement pour
obtenir la reconnaissance du bâtiment en rapport avec l’héritage laissé par
Marcel Janco. Ma mère a employé Janco pour construire cette maison car Mircea
Eliade le lui avait recommandé. Ma mère était très jeune à l’époque et ne
connaissait aucun architecte, alors son frère lui a parlé de son collègue de
génération et ami très proche. Bientôt, nous allons aussi installer sur la
façade une plaque au nom de Marcel Iancu. »
Dans les années ’40, alors que la persécution des juifs
s’accentue en Roumanie, Marcel Janco quitte le pays pour se réfugier à Tel-Aviv
et passe le restant de ses jours en Israël. Il y devient un architecte célèbre
et fonde le village d’artistes Ein Hod, au nord du pays. En 1967, il est
distingué du prix Israël. Marcel Janco meurt en 1984, à l’âge de 88 ans. (Trad.
Elena Diaconu)