Le duel dans l’espace roumain
Le duel est une pratique que de nos jours on n’a plus l’occasion de voir qu’au cinéma. Pourtant, il y a moins de 100 ans, il était encore, pour les hommes, un moyen très répandu de défendre leur honneur. Lorsque l’individu avec ses valeurs a été placé au centre de la vie moderne, des normes ont été mises en place pour le mettre à l’abri de toute sorte d’abus. Pour lui, son honneur était tout aussi important à défendre que sa propre personne, sa famille et ses biens.
Steliu Lambru, 22.09.2019, 13:00
Le duel est une pratique que de nos jours on n’a plus l’occasion de voir qu’au cinéma. Pourtant, il y a moins de 100 ans, il était encore, pour les hommes, un moyen très répandu de défendre leur honneur. Lorsque l’individu avec ses valeurs a été placé au centre de la vie moderne, des normes ont été mises en place pour le mettre à l’abri de toute sorte d’abus. Pour lui, son honneur était tout aussi important à défendre que sa propre personne, sa famille et ses biens.
Chez les Roumains, le duel est apparu au 19e siècle, sur la toile de fond d’une importation massive de valeurs occidentales. Définitoire pour le comportement social moderne, l’honneur a figuré parmi ces éléments importés d’Occident, tout comme les idées politiques, les goûts littéraires et artistiques, les modes vestimentaires etc.
L’historien Mihai Chiper de l’Institut d’histoire « A. D. Xenopol » de Iaşi est l’auteur d’une histoire du duel dans l’espace roumain : « L’honneur est lié à l’élite sociale. A l’époque, la société roumaine était essentiellement rurale. Jusqu’en 1900, année du premier recensement, 10% seulement de la population du pays vivait en milieu urbain. Dans ce milieu citadin on peut parler d’une société bourgeoise, il y avait des clubs où les gens se réunissaient pour débattre de différentes questions et les relations qu’ils entretenaient les uns avec les autres avaient changé. Le duel est un rituel censé affirmer l’honneur personnel, qui montre que l’espace roumain était connecté à l’espace occidental. Les études ethnographiques et les documents roumains anciens ne mentionnent pas de ressemblances avec les traditions occidentales. Le duel ne figurait pas parmi les habitudes traditionnelles des Roumains. L’absence du duel a été une conséquence de la civilisation turque et phanariote qui s’était imposée dans l’espace roumain. Pourtant, assez rapidement, dans quelques dizaines d’années seulement, les élites ont adopté cette mode occidentale. Les « affaires d’honneur », comme on les appelait, visaient la dignité et le respect de la personne, compris dans un sens très large, et elles étaient étroitement liées à la découverte des valeurs civiques et à l’édification d’une sphère publique moderne.»
Les élites roumaines se sont trouvées à l’avant-garde de la modernisation sociale. Et ce sont toujours elles qui ont adopté le duel, pratique à laquelle elles ont eu accès par deux voies : russe et française.
Mihai Chiper : «La culture européenne de l’honneur a eu chez nous un intermédiaire dont on a moins parlé : l’officier russe et l’aristocrate russe. Le duel est entré dans les Pays Roumains par l’intermédiaire des officiers russes, mais il a également été favorisé par les bouleversements provoqués par la Révolution de 1821, lorsque de nombreuses familles de boyards ont pénétré dans l’atmosphère des affaires d’honneur de Chişinău. Là, une partie de la haute société de Iaşi est entrée en contact avec le célèbre poète russe Pouchkine, qui a d’ailleurs provoqué en duel plusieurs représentants de l’élite sociale moldave. La deuxième filière est celle des fils de boyards partis faire des études en Occident. Ce phénomène appelé peregrinatio academica a joué un rôle essentiel dans cette connexion de l’espace roumain à l’Europe occidentale. Les jeunes roumains partis étudier la médecine, l’ingénierie, le droit, les sciences ont inévitablement adopté les habitudes et les conceptions des sociétés d’étudiants auxquelles ils avaient adhéré. Souvent, les sociétés d’étudiants duellistes ont eu une plus grande importance dans la formation personnelle de ces jeunes que les curricula universitaires. Les étudiants roumains de l’époque affirmaient que l’Occident avait été pour eux une école du caractère, des manières, de la pensée, d’une sorte d’autocontrôle dont naissent l’estime, la considération, le respect de l’autre et qui allaient influencer par la suite les idées politiques. De retour en Roumanie, ces héros civilisateurs ont bouleversé les coutumes du pays. De nombreux participants à la Révolution de 1848, dont le futur prince régnant Alexandru Ioan Cuza, le général et homme politique Christian Tell, l’homme politique et historien Mihail Kogălniceanu, l’historien et révolutionnaire Nicolae Bălcescu, les frères boyards Golescu, le poète et homme politique Dimitrie Bolintineanu ont eu des affaires d’honneur. Les romans de cape et d’épée, les feuilletons qui paraissaient dans la presse proposaient des sujets romantiques et ils ont marqué de leur sceau le code de l’honneur, car une partie de la vie de ces jeunes reposait sur les conventions littéraires françaises.»
Comme toute forme de rituel social, le duel a été, lui aussi, strictement réglementé. Selon Mihai Chiper, il y avait deux sortes de duels : le duel simple, qui se déroulait en plusieurs phases et qui s’arrêtait à la première goutte de sang qui coulait, et le duel d’extermination, qui se poursuivait jusqu’à ce que l’un des deux protagonistes se trouve dans l’incapacité de continuer le combat. Chose surprenante, les duels pour des raisons sentimentales étaient très peu nombreux, représentant à peine 2% de l’ensemble. Les raisons les plus fréquentes étaient les insultes personnelles et les polémiques publiées dans la presse autour de différentes idées politiques. D’ailleurs, la plupart des duellistes étaient des officiers et des politiciens. L’un des duels les plus connus de l’histoire roumaine fut celui déroulé en 1897 entre deux hommes politiques conservateurs, Nicolae Filipescu et George Emanuel Lahovary. Ce dernier meurt à la suite du duel.
Dans son livre, Mihai Chiper donne aussi un exemple de duel qui a eu des raisons sentimentales : « En 1933, vers la fin de sa vie, Anibal Teohari, un boyard de Romanaţi, chef de la clinique thérapeutique de l’Hôpital «Brâncovenesc», allait vivre des moments tragiques. Olga, son épouse beaucoup plus jeune que lui, le trompe avec un lieutenant de son domaine de Valea Călugărească. Voulant agir en gentilhomme, Teohari envoie au lieutenant comme témoins deux généraux. Pour sauver Teohari d’une mort certaine, puisqu’il allait affronter un officier, les témoins conviennent d’utiliser des cartouches à blanc, sans que les duellistes le sachent. A la fin du duel, Teohari apprend la vérité. Ses nerfs ont lâché sous le choc et il s’est suicidé quelques jours plus tard.»
Le Code pénal de 1936, qui prévoyait des peines contre les personnes qui le pratiquait, allait mettre un terme à l’histoire du duel en Roumanie. Des pratiques illégales ont pourtant continué jusqu’à la fin des années ’40. (Trad. : Dominique)