Rigas Feraios
C’est pour la brillance de ses idées humanistes que le XVIIIe siècle a été appelé, à bon escient, le « Siècle des Lumières ». Les intellectuels de l’époque ont interpellé, parfois avec violence, les institutions établies, telles l’Eglise et la monarchie, mais aussi la noblesse et le clergé, sur la question de leurs privilèges. La modernité dont on se targue encore de nos jours était en train de voir le jour.
Steliu Lambru, 30.12.2018, 13:51
C’est pour la brillance de ses idées humanistes que le XVIIIe siècle a été appelé, à bon escient, le « Siècle des Lumières ». Les intellectuels de l’époque ont interpellé, parfois avec violence, les institutions établies, telles l’Eglise et la monarchie, mais aussi la noblesse et le clergé, sur la question de leurs privilèges. La modernité dont on se targue encore de nos jours était en train de voir le jour.
Les pays roumains, eux, vivaient à l’époque dans la sphère d’influence de l’Empire ottoman. Les voïvodes régnant sur la Valachie et la Moldavie étaient issus du quartier du Phanar de Constantinople, connu pour ses habitants grecs aisés, survivants de l’ancienne Byzance. Et pour que ces derniers arrivent à monter sur les deux trônes des pays roumains, ces derniers devaient payer le prix fort auprès du Sultan. L’historiographie a longtemps taxé les phanariotes, c’est-à-dire ces voïvodes issus du quartier du Phanar de Constantinople et nommés par le Sultan pour régner sur la Valachie et la Moldavie, comme de hauts fonctionnaires symboles de la corruption qui régnait au sein de l’Empire ottoman. Et, en effet, souvent, une fois montés sur le trône, ils devaient s’enrichir à grande vitesse sur le dos du peuple, ne fut-ce que pour rembourser les dettes contractées afin payer leur haute charge confiée par le Sultan.
De nos jours cependant, cette version de l’historiographie classique est devenue plus nuancée. Certes, la corruption était endémique et caractérisait sans nul doute le règne des phanariotes dans les deux pays roumains. Mais ce siècle, qui s’étend depuis 1714 à 1821, a vu aussi monter sur le trône des pays roumains nombre de princes éclairés et animés par des idées nouvelles qui se frayaient un chemin en Europe Occidentale. Des princes qui ont promu les principes de l’émancipation de l’individu et de la nation. Et c’est bien cette synthèse fortuite gréco-roumaine qui allait être le ferment des futurs mouvements anti ottomans de libération nationale grecque et roumaine.
L’une des personnalités les plus connues du mouvement national grec en Valachie a été Rigas Feraios ou Rigas Velestinlis, dont les origines demeurent obscures et sont toujours sujet à débat entre les historiens roumains et grecs.
Rigas est né en 1757 dans le village de Velestino, un village situé dans la province de Thessalie, dans le nord de la Grèce d’aujourd’hui, un village habité à l’époque par des Aroumains, une population répandue à travers les Balkans et qui parle un dialecte de la langue roumaine. C’est à partir de là que certains historiens roumains vont le revendiquer comme Aroumain, alors que les historiens grecs le contesteront. Ce qui est en revanche certain, c’est que Rigas a été, dans ses écrits et ses prises de position, un pan hellène, un militant de la première heure pour la fondation d’un Etat grec. Maître d’école dans un village situé près de Velestino, il devient célèbre au moment où, suite à une dispute, il arrive à tuer un fonctionnaire ottoman, pour ensuite se réfugier dans les montagnes, rejoignant une bande d’insurgés grecs. Il partira ensuite au Mont Athos, puis à Constantinople, où il devient secrétaire du futur voïvode phanariote de la Valachie Alexandru Ipsilanti, qui n’est par ailleurs pas moins l’un des leaders d’Eteria, l’organisation nationaliste grecque qui militait pour la libération de la Grèce du joug ottoman. Enfin, en 1775, le jeune Rigas descend à Bucarest avec le prince Ipsilanti, devenu voïvode de la Valachie. Il y restera longtemps, étant encore au service du successeur d’Ipsilanti au trône valaque, Nicolae Mavrogheni.
L’historienne Georgeta Penelea-Filitti croit savoir que c’est à Bucarest que Rigas se radicalise, après être entré en contact avec les idées de la Révolution française : « Ce personnage fascinant qu’est Rigas, qui remplit tantôt les fonctions de secrétaire de la Chancellerie, tantôt de chargé d’affaires des boyards, tantôt de secrétaire du voïvode, qui écrit, travaille, qui est présent partout, il faut dire que c’est lui qui rédige, ni plus ni moins qu’une Constitution. Une Constitution élaborée pour tous les peuples des Balkans, sans préciser le rôle de chacun, mais l’objectif central demeure la libération du joug ottoman. Rigas a eu une fin tragique : il fut arrêté et remis par les Autrichiens au pacha de Belgrade et étranglé dans la forteresse de Kalemegdan en 1798 ».
Pendant son séjour à Bucarest, Rigas a également été traducteur auprès du Consulat de la France révolutionnaire. Sous l’emprise des valeurs portées par la Révolution française, il rédigera « Thourios », sorte de Marseillaise grecque, chant mobilisateur aux accents patriotiques, qui sera popularisée par lord Byron. Arrivé à Vienne dans les années 1790, il concentra ses efforts pour constituer un groupe de pression censé influer les décisions de Napoléon pour faire libérer les Grecs de l’Empire ottoman. Là, il a publié nombre de pamphlets républicains et une carte reprenant les territoires habités par les Grecs à l’époque. Enfin, il adressa un Appel à tous les chrétiens de l’Europe de Sud-est, et notamment aux Grecs et aux Roumains, pour former une alliance pan balkanique et se soulever contre la domination ottomane. Rigas a été considéré comme un républicain radical et un véritable adepte du libéralisme. C’est toujours à Vienne qu’il fera paraître « La Nouvelle carte de la Valachie et d’une partie de la Transylvanie », mais aussi « La Carte générale de la Moldavie ». Son dessein, évident, était d’apporter à la conscience du public le caractère de terre conquise des territoires englobés dans la partie européenne de l’Empire ottoman. De ces cartes, un seul exemplaire a subsisté jusqu’à nos jours, et il se trouve à Athènes, au Musée national d’histoire de la Grèce. Il s’agit de la carte de la Valachie.
La vie de Rigas finit de manière violente en 1798, alors qu’il n’avait que 41 ans. A Vienne, il essaya d’entrer en contact avec l’Armée de la France révolutionnaire, ennemie jurée de l’Autriche, et qui se trouvait en Italie. Alliés des Turcs, les Autrichiens vont arrêter Rigas et ses compagnons de combat et d’infortune et vont les remettre au Pacha de Belgrade. Ce dernier les fera exécuter. La postérité n’a en revanche pas oublié Rigas, figure particulièrement lumineuse du mouvement national grec, et qui a passé une bonne partie de sa vie à Bucarest. (Trad. Ionut Jugureanu)