Débat sur les manuscrits perdus…
« D’Aristote à Hemingway, il existe toute une histoire des manuscrits disparus à jamais, dont on croit qu’ils auraient révolutionné la littérature, la philosophie, les mathématiques ou la physique. Combien tragique la perte définitive d’un manuscrit est-elle ? Et si l’auteur du manuscrit perdu a écrit d’autres œuvres d’une valeur inestimable ? » Ce ne sont que quelques-unes des questions que l’écrivain et mathématicien Bogdan Suceavă lance dans son nouveau volume paru aux Editions Polirom, « L’Histoire des lacunes. Sur les manuscrits perdus ».
Corina Sabău, 21.07.2018, 13:12
« D’Aristote à Hemingway, il existe toute une histoire des manuscrits disparus à jamais, dont on croit qu’ils auraient révolutionné la littérature, la philosophie, les mathématiques ou la physique. Combien tragique la perte définitive d’un manuscrit est-elle ? Et si l’auteur du manuscrit perdu a écrit d’autres œuvres d’une valeur inestimable ? » Ce ne sont que quelques-unes des questions que l’écrivain et mathématicien Bogdan Suceavă lance dans son nouveau volume paru aux Editions Polirom, « L’Histoire des lacunes. Sur les manuscrits perdus ».
Le 22 décembre 1989 au soir, lors du déclenchement de la révolution roumaine, Bogdan Suceavă, à l’époque étudiant à la Faculté de Mathématiques de Bucarest, a vu la Bibliothèque centrale universitaire brûler. « Au milieu de Bucarest, sans que personne ne puisse faire quoi que ce soit. Beaucoup de rumeurs ont circulé. Je ne sais pas pourquoi, mais je me souviens que je pensais : donc c’est comme ça que les bibliothèques brûlent. Je crois que c’est ainsi que la Bibliothèque d’Alexandrie a brûlé aussi », notait Bogdan Suceavă. Et cela semble être le moment où tout a commencé pour le volume paru à la fin de l’année dernière. Professeur au Département de mathématiques de la California State University de Fullerton, aux Etats Unis, auteur de treize volumes de prose et de plusieurs volumes d’histoire des mathématiques, Bogdan Suceavă a déclaré qu’un passage en revue des lacunes livresques les plus importantes lui avait semblé plus nécessaire que jamais.
Bogdan Suceavă : « Cela m’a semblé un livre nécessaire, premièrement pour clarifier mon image de la littérature et du rôle du roman au jour d’aujourd’hui. Au fond, on peut se demander pourquoi nous lisons encore, pourquoi nous écrivons encore un roman. Et si l’avenir nous réserve un monde dans lequel nous ne lirons plus une telle chose ? Serait-ce une période d’extinction de certains genres littéraires et d’une baisse de l’intérêt pour les valeurs classiques de la littérature ? Et il m’a semblé que la réponse brève, c’est non, je pense que l’on continuera de lire. Je pense que nous pourrons toujours trouver une catégorie d’histoires, de romans qui seront nécessaires aussi à l’avenir, comme ils l’ont été depuis toujours. Et j’ai pensé que les livres les plus nécessaires, ce sont ceux qui nous aident à reconstruire des scènes du passé, des moments qui nous semblent pertinents pour notre activité. Remplir de tels moments qui sont des épisodes obscurs du passé par une histoire bien écrite me paraît tout à fait utile et je trouve qu’il s’agit là d’une utilité à part de la culture. Et je ne crois pas que cela puisse être remplacé par des messages sur les réseaux sociaux ou par des clips vidéo. Il existe certaines choses purement littéraires, et la reconstruction du passé, celle de pages importantes du passé me semble être une garantie de la viabilité du roman en tant que genre. »
Dans le cas des livres disparus, le meilleur retournement de situation serait celui déjà remarqué dans le cas du second livre de la Poétique d’Aristote. Je pense effectivement à un deuxième auteur – dans ce cas Umberto Eco – à même d’imaginer une histoire autour de cette perte. Ca peut faire un bon sujet de roman! Pas forcément à partir du livre initial, qui, admettons-le, est disparu à jamais, mais plutôt à partir des spéculations sur le contexte de sa disparition, écrit Bogdan Suceavă avant d’ajouter :
Bogdan Suceavă : « « Le Nom de la Rose », j’ai eu la chance de le lire à dix-sept ans et je me suis vite rendu compte qu’il cachait quelque chose de grand entre ses pages. Après, un deuxième moment important est intervenu au moment où j’ai dû préparer un cursus sur l’histoire des maths et du coup, j’ai voulu dresser une liste des principaux aspects dont je voulais parler. C’est ainsi que j’ai appris la disparition de nombreux livres très importants de l’Antiquité. C’est le cas, par exemple, d’un recueil écrit par Cicéron qui a beaucoup plu à Saint Augustin du temps de sa jeunesse et qui a joué pour beaucoup dans son parcours ultérieur. Or, une telle perte risque de faire vraiment mal au niveau personnel. Car c’est un brin de la mémoire collective qui se perd. Il est pourtant vrai qu’il faut avoir un certain âge pour accorder à toutes ces pertes l’importance qu’elles méritent. Moi, je m’en suis rendu compte seulement ces deux dernières années. »
Bogdan Suceavă a choisi de quitter la Roumanie pour s’établir aux Etats-Unis et continuer à approfondir les mathématiques sous la direction d’un grand chercheur chinois. Son nom est mentionné d’ailleurs dans son volume récemment paru, « L’histoire des lacunes. Sur les manuscrits perdus ». En 2002, Bogdan Suceavă obtient le titre de docteur en maths à l’Université de Michigan et actuellement il enseigne à l’Université de Californie. Pourtant, il n’a jamais renoncé à la littérature.
Bogdan Suceavă : « Je trouve que la littérature nous aide à nous sentir accomplis. Ou du moins, c’est mon cas. Car moi, j’ai besoin de littérature, les démarches techniques ne me suffisent pas. En l’absence de la littérature, je me sens pauvre et insignifiant. J’ai eu des années pendant lesquelles je n’ai pas écrit un mot. Par exemple, de 1996 à 1999, j’ai dû préparer des examens très durs en maths. J’ai mal vécu ces trois années passées loin de la littérature. Je me rappelle que sur l’ensemble des examens que j’ai dû passer, l’un des plus durs a été en 1999. J’avais 28 ans à l’époque et je me sentais au bout de mes capacités de mémoriser. Du coup, trois jours avant l’examen, je me suis remis à l’écriture. Ce moment-là, je l’ai vécu comme une libération nécessaire. J’ai senti que si j’avais continué à rester loin de la littérature, j’aurais raté mon examen. Nous avons besoin de fonctionner en tant qu’êtres accomplis et pour cela, on a besoin de littérature. »
Bogdan Suceavă a un riche palmarès littéraire. Y figurent le prix CopyRo remis en 2002 pour son volume « L’empire des généraux tardifs et d’autres histoires », le prix de la meilleure prose de l’Association des écrivains de Bucarest pour son livre « Miruna, une histoire » et le Grand prix du Réseau littéraire pour « La nuit quand quelqu’un est mort pour toi ». (Trad. Ligia Mihaiescu, Ioana Stancescu)