La danseuse Lizica Codreanu
En 1922, le sculpteur Constantin Brâncuşi a confectionné un costume de danse pour Lizica Codreanu, a fait jouer le disque de vinyle avec les « Gymnopédies » d’Erik Satie sur son électrophone et invité la danseuse à créer une danse dans son atelier, parmi ses sculptures. Toute l’action a été documentée par Brâncuşi à l’aide d’un Thornton Pickard à crémaillère ; sept images en ont résulté. En 1996, le réalisateur Cornel Mihalache reconstituait le costume de Lizica Codreanu d’après les images de 1922 et proposait à la chorégraphe Vava Ştefănescu une recréation, une remise en scène apparemment impossible : refaire la danse de l’atelier du sculpteur sur la musique de Satie. Récemment, le Centre national de la danse de Bucarest a organisé un événement centré sur la chorégraphe et danseuse Lizica Codreanu.
Luana Pleşea, 24.01.2015, 13:41
La rencontre a eu lieu dans le cadre du programme « Hors les murs » du Centre national de la danse de Bucarest, lancé en 2014, par lequel l’institution se propose de sortir de son siège pour mettre en débat d’autres thèmes. L’événement a réuni le réalisateur Cornel Mihalache, la chercheuse Doina Lemny et la chorégraphe Vava Ştefănescu, le modérateur de la discussion ayant été Igor Mocanu.
Igor Mocanu: « Cette édition, nos l’avons consacrée à Lizica Codreanu parce qu’elle était, jusqu’il y a peu, la danseuse et la chorégraphe par excellence, inconnue de l’histoire de la danse roumaine, que ce soit de Roumanie ou de la diaspora. Hors les murs se propose justement d’introduire dans l’actualité du débat, mais aussi de la pratique artistique de la danse, une histoire que nous ne connaissons pas. »
Travaillant, en 1995, sur son documentaire « Brâncuşi », le réalisateur Cornel Mihalache a découvert des photos de la danse de Lizica Codreanu. Il a fait appel à Geta Solomon pour re-créer le costume et à la chorégraphe Vava Ştefănescu pour remettre en scène la danse.
Vava Ştefănescu : « J’avais quelque chose comme 25 ans. Je n’avais aucune idée que je faisais une reconstitution et que les figures et la récupération des créations et des personnalités du monde de la danse allaient me préoccuper autant. Je ne pouvais pas savoir qu’à chaque fois que l’on essaie de faire une recherche, on bâtit sur des trous noirs. Comme je ne disposais pas de beaucoup d’informations, j’ai pu inventer et croire que j’accédais à l’esprit d’une personnalité merveilleuse, mais fantasmatique. En fait, j’étais sous la loupe de l’œil de Cornel et j’avais le repère d’Erik Satie. En plus, j’ai gardé religieusement le costume, parce que j’avais la sensation d’être vêtue d’une sculpture de Brâncuşi. »
Voici deux ans, les Editions Vellant lançaient à Bucarest le livre « Lizica Codreanu. Une danseuse roumaine dans l’avant-garde parisienne », livre déjà paru en France. L’auteure en est Doina Lemny, chercheuse au Musée national d’art moderne, à Paris, et spécialiste de Brâncuşi, à qui elle a consacré plusieurs ouvrages. Intriguée par le fait que personne ne savait qui était Lizica Codreanu, Doina Lemny commence à chercher des documents.
Doina Lemny: « La recherche a été assez difficile, puisqu’au début du 20e siècle il n’y avait pas d’école de ballet que Lizica eut pu suivre, je n’ai trouvé personne qui aurait pu m’en parler. Avec le peu d’informations que j’avais, j’ai essayé de dresser le parcours de cette vie, que j’ai trouvé intéressante dès le début. Et pour cause : Lizica et sa sœur, la sculptrice Irina Codreanu, étaient des présences constantes dans l’atelier de Brancusi. Ce furent deux personnalités très courageuses, qui s’étaient lancées dans une aventure à Paris, sans avoir reçu trop d’aide, et qui ont réussi à se faire accepter par Brancusi. A mon avis, ce fut le moment le plus important de leur existence, car l’artiste roumain les a aidées à se créer beaucoup de liens avec l’avant-garde parisienne. J’ai travaillé sur plusieurs affiches fournies par le fils et le petit-fils de Lizica Codreanu. Des affiches originales, des photos et quelques lettres. Parmi elles — deux ou trois documents de l’écrivain Tristan Tzara. A cette occasion j’ai découvert Lizica Codreanu sur une photo se trouvant au Musée d’Art moderne de New York. »
Lizica Codreanu a eu une très brève carrière de danseuse et de chorégraphe. Elle a arrêté son activité en 1927, lorsqu’elle s’est mariée avec le journaliste et écrivain français Jean Fontenoy, qu’elle a suivi dans sa mission en Chine. Au moment où son mariage n’a plus fonctionné, Lizica est rentrée à Paris. Esprit inventif, elle ne s’est pas laissée emporter par la tristesse, mais elle a ouvert un cabinet de Hathayoga, sous l’œil attentif d’un des plus grands spécialistes du yoga de l’époque. C’était justement le moment où le yoga faisait son apparition à Paris, au début des années ‘30.
Doina Lemny raconte: « Son fils m’a découragée, me disant que Lizica n’avait pas fait de carrière de danseuse. Ce qui est vrai. Elle est apparue comme une étoile filante. Elle dansait surtout dans l’atelier de Brancusi et avait attiré l’attention de plusieurs artistes renommés, dont Sonia Delaunay, qui créait des costumes à l’époque. Elle a également attiré l’intérêt de Fernand Léger, mais elle a refusé de porter ses costumes, parce que Léger créait des costumes de ballet rigides. Elle n’a suivi aucune école de ballet classique. Bien au contraire, elle a pris des cours de cirque… elle parlait avec les artistes… Elle était pratiquement entrée dans une atmosphère de création. Esprit artistique et inventif, elle s’entraînait dans l’atelier de Brancusi et le sculpteur en était fasciné. »
Le livre de Doina Lemny a connu de nombreux échos en France: « Mes collègues du Centre Pompidou, qui s’occupent surtout de Sonia Delaunay et de Fernand Léger, ont été très intéressés par le lien entre les costumes de Sonia et cette artiste complètement méconnue. A part cela, j’ai été invitée à de nombreux colloques. Je suis devenue la porte-parole de Lizica Codreanu. Tout le monde est surpris par ces images extraordinaires, par les mouvements qu’elle a inventés, par sa danse, par sa performance. »
Quelle est la place de Lizica Codreanu dans la danse contemporaine roumaine? Vava Ştefănescu, manager du Centre national de la danse de Bucarest explique: « A mon avis, elle est un symbole à part. Elle symbolise cette fluidité, cette mobilité entre les différents univers, entre les domaines artistiques, entre les différentes idées, entre les différentes perceptions du corps et du mouvement. C’est en quelque sorte ce qui arrive aux artistes d’aujourd’hui. » (Trad. Ligia Mihaiescu, Valentina Beleavski)