Le roumanglais et ses locuteurs
Si, depuis longtemps déjà, les Français parlent franglais, les Roumains commencent eux aussi, depuis une dizaine d’années à parler roumanglais.
Christine Leșcu, 11.12.2013, 13:46
C’est dans les années ’90 que les linguistes se sont aperçus de l’influence grandissante de l’anglais sur le langage quotidien — en fait de l’anglais américain, pénétré notamment par l’intermédiaire de la musique et des films essentiellement dans la culture des jeunes. Les ordinateurs et les langages des différentes sciences y ont également beaucoup contribué.
La linguiste Rodica Zafiu, professeur à la Faculté de lettres de l’Université de Bucarest nous donne quelques éléments de roumanglais. « Le langage des jeunes foisonne de termes argotiques et familiers empruntés à l’anglais. Certains d’entre eux y sont présents depuis un certain temps déjà — et c’est le cas de « funny» et « grogy » pour ne plus parler de « OK ». Ça c’est déjà vieux. Parmi les termes adoptés plus récemment, on peut mentionner « loser » — perdant. Aux termes argotiques — expressifs et le plus souvent péjoratifs — s’ajoutent de nombreux connecteurs : « by the way » vient ainsi se substituer partiellement au syntagme « à propos », emprunté au français et que les Roumains utilisent comme tel depuis très longtemps. Pour les jeunes, il est pourtant déjà un peu désuet. Un phénomène à part — et quelque peu indépendant du roumanglais — est celui qui a trait au monde des ordinateurs et d’Internet. Bien que le langage utilisé par ce domaine d’activité ne soit pas propre aux jeunes, ils sont les plus nombreux à l’utiliser. Ce nouveau langage, teinté d’anglais, est devenu une sorte de code quasiment inaccessible aux personnes un peu plus âgées. Les jeunes se régalent de « LOL » (mort de rire) et d’abréviations puisées à l’anglais. Souvent, ces abréviations sont reconstruites en roumain, selon le même modèle. »
Etant donné la vitesse de communication sur le net, l’anglais ici utilisé n’a pas tardé à contaminer le roumain. C’est désormais monnaie courante que d’entendre les jeunes parler de download, sher, click ou like. C’est plus commode et bien sûr plus cool, pour ainsi dire. La sociologue Claudia Ghişoiu explique. Près de 85% de l’information que l’on retrouve sur la toile passe en anglais. Résultat de la mondialisation, environ 1 milliard et demi de personnes au monde maîtrisent l’anglais à différents niveaux. Savoir l’anglais c’est devenu une condition pour pouvoir être actif sur le net. Cette langue a l’avantage d’être synthétique, ce qui veut dire qu’elle est capable de rendre quantité d’information en peu de mots simples. D’où son usage répandu dans les milieux d’affaires et dans le langage informatique. On en fait usage aussi dans le domaine de l’éducation. Les étudiants, par exemple, ont à consulter de nombreux ouvrages rédigés en anglais ; ils lisent, parcourent beaucoup de documentation en cette langue. En plus, ils ont pris l’habitude de truffer leurs discours de termes anglais. Pour les traduire en roumain, il faudrait employer beaucoup plus de mots, voire même des syntagmes.”
Seuls la mode et l’emploi excessif de l’ordinateur ne sauraient expliquer l’usage du roumanglais. En réalité, ce langage reflète aussi une attitude envers la culture de son pays, affirme le sociologue Claudia Ghisoiu. « C’est un peu plus qu’un langage de circonstance. En langage sociologique, on emploie le terme « xéno centrisme », soit l’appréciation et le désir d’adopter tout ce qui vient de l’étranger. Cela est de plus en plus visible chez les jeunes de Roumanie, où la fête autochtone de Dragobete est considérée comme inférieure à celle de Valentine’s Day. Cette dernière est importée et a un « drive » économique, pour utiliser un mot anglais, c’est à dire une raison économique. De la culture, on en exporte sous la forme des fêtes, des films et de la musique. La plupart des importations viennent des Etats-Unis: par conséquent, elles sont en anglais et sont considérées comme bonnes ».
Bien qu’il n’y ait pas d’études qui quantifient le degré de propagation du xéno centrisme, une des caractéristiques des locuteurs de roumanglais est leur appétence pour ce qui vient de l’extérieur du pays. Elle s’explique aussi par un contexte où la culture roumaine n’est pas mise en valeur. Toutefois, le phénomène du roumanglais ne devrait pas nous préoccuper, explique la linguiste et professeur universitaire, Rodica Zafiu: «Il est peu probable que ces termes nuisent à la structure de la langue standard ou encore à celle d’un essai philosophique. Ce mélange gardera le caractère éphémère d’un langage familier argotique qui, de par sa nature, se renouvelle très rapidement, choque au début, emprunte à n’importe quelle langue, du romani comme de l’anglais. C’est ce qui est arrivé par le passé aussi, lorsqu’on empruntait des mots au turc, au grec et au français. Pour le reste, chat, facebook, link, hacker — autant de mots courants qui ont des chances d’adaptation ou qui peuvent disparaître. Toutes ces notions sont elles mêmes hautement éphémères. Elles n’existaient même pas il y a une vingtaine d’années: certaines se sont formées par métaphore en anglais ou suite à différentes dérivations sémantiques. Il se peut également que le progrès de la technologie entraîne leur disparition avant qu’elles n’intègrent plus en profondeur la langue roumaine ».
La sociologue et professeur Claudia Ghisoiu ne partage pas cette opinion: «Les plus de 25 ans ne peuvent pas écrire un texte qui ait un certain niveau scientifique ou académique sans avoir recours à des mots anglais. C’est pareil pour leurs discours. C’est quelque chose qui saute aux yeux. Si on leur demande ce qu’ils ont voulu dire, ils ont du mal à communiquer leur message en roumain: il font un paragraphe pour expliquer un seul mot. Ils ont des difficultés à trouver les correspondants en roumain. »
Phénomène inquiétant ou non, le roumanglais témoigne aussi du fait que la langue est vivante, que ses normes ne sont pas éternelles et qu’elles peuvent changer sous l’emprise du temps. (Trad.: Alexandra Pop, Mariana Tudose, Dominique)