Politique raciale et eugénisme en Roumanie
L’attitude des sociétés à l’égard des
ceux considérés comme différents a depuis toujours constitué un sujet sensible pour
l’historiographie contemporaine. Si des voix s’élèvent pour demander justice face
aux crimes et aux abus du passé, l’on sait pertinemment que, le temps aidant,
la probabilité que les vrais coupables soient encore punis pour leurs méfaits
passés, devient de moins en moins vraisemblable.
Steliu Lambru, 16.08.2023, 11:15
L’attitude des sociétés à l’égard des
ceux considérés comme différents a depuis toujours constitué un sujet sensible pour
l’historiographie contemporaine. Si des voix s’élèvent pour demander justice face
aux crimes et aux abus du passé, l’on sait pertinemment que, le temps aidant,
la probabilité que les vrais coupables soient encore punis pour leurs méfaits
passés, devient de moins en moins vraisemblable.
Le fascisme et le communisme, ces deux
totalitarismes qui ont empoisonné l’histoire du vingtième siècle ont aussi
donné la mesure de la démesure avec laquelle les hommes peuvent traiter, ou
plutôt maltraiter, leurs semblables. Car ces deux régimes recèlent en eux le gène
de la répression et du génocide. Le nazisme et le communisme, même s’ils se
situaient à l’opposé d’un point de vue idéologique, se sont souvent inspirés l’un
l’autre dans l’usage de la force, de la violence, de l’arbitraire, jusqu’à en
arriver aux camps d’extermination nazis et au Goulag soviétique. En Europe et même
en Amérique du Nord, le vingtième siècle a vu apparaître des courants de pensée
qui justifiaient la stérilisation obligatoire des personnes handicapées. Et la
Roumanie est loin d’avoir été épargnée par ces idées mortifères. Des
propositions de politiques publiques de stérilisation ont visé à un moment ou à
un autre non seulement les personnes handicapées, mais encore les juifs, les
roms, ou les homosexuels. Des médecins, des biologistes, des anthropologues,
des scientifiques de diverses spécialisations ont rejoint les idéologues d’extrême-droite
pour appuyer de tout le poids que la science pouvait offrir les folies mortifères
promues par ces derniers. Et, dans ce cadre, l’eugénisme s’était érigé comme la
seule et véritable « science », destinée à écarter des communautés humaines
tous ceux que la pensée dominante appréciait comme étant différents, « défectueux »
de naissance.
Le Palais du Parlement de Bucarest a
récemment accueilli une réplique du procès intenté à l’un des plus importants
promoteurs de l’eugénisme en Allemagne nazie,Ernst Rüdin. Il s’est agi d’une réplique du procès intenté
au scientifique suisse au siège des Nations-Unies le 31 janvier 2023 et
organisé par le Social Excellence Forum pour des jeunes de 15 à 24 ans, issus de
différents pays, dont la Roumanie. Ernst Rüdin qui
a vécu entre 1874 et 1952, fut un psychiatre, généticien et eugéniste d’origine
suisse, considéré par les historiens comme étant le père de l’eugénisme nazi. En
2023, il ne s’agissait bien évidemment pas d’un vrai procès en justice du
généticien suisse, mort depuis belle lurette, mais plutôt d’une mise en scène
symbolique réalisé au bénéfice des plus jeunes.
Marius Turda, professeur en histoire
de la médecine à l’université Brooks d’Oxford, en
Angleterre, et l’un des plus réputés historiens de l’eugénisme, répondait à la
question de savoir si ce dernier a été juste une forme isolée d’expression du
nazisme ou s’il ne s’était plutôt inscrit dans un courant de pensée bien plus
vaste que cela.
« Des lois de stérilisation de diverses
catégories ont été en vigueur dans plusieurs pays à l’époque. Les Etats-Unis
ont procédé à des stérilisations forcées bien avant l’Allemagne nazie. Mais les
Etats-Unis ne s’étaient pas dotés d’une loi fédérale pour ce faire. Chaque Etat
régissait en la matière comme il l’entendait. Mais sachez qu’avant 1933, l’année
de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, 30 Etats américains s’étaient déjà dotés des
lois prévoyant la stérilisation obligatoire. On estime à près de 80.000 le
nombre de gens stérilisés de force entre 1910 et 1980 aux Etats-Unis ».
Marius Turda s’est aussi penché sur le rôle joué par les médecins et les
scientifiques roumains dans la mouvance de l’eugénisme international de l’époque,
et dans la promotion de la stérilisation obligatoire :
« En effet, des scientifiques roumains ont joué
un certain rôle dans la promotion de cette approche. En 1935, la Société
roumaine pour l’eugénisme et l’étude de l’hérédité, fondée et dirigée par le
célèbre savant Gheorghe Marinescu, s’est constitué en tant que membre fondateur
de la Fédération latine des sociétés d’eugénique. Certains scientifiques
roumains se montrent favorables aux stérilisations obligatoires. Dès 1912 déjà,
le gynécologue Constatin Andronescu suggère l’introduction du certificat
prénuptial, et la stérilisation des malades mentaux. En 1921, Ioan Manliu, un
autre médecin roumain, acquis aux théories eugéniques allemandes et états-uniennes,
suggérait la stérilisation obligatoire de tous ceux qu’il appelait les
dégénérés roumains. En 1931, le même médecin suggère qu’il faudrait stériliser
entre 5 et 6 millions de Roumains, avant de pouvoir constater une amélioration
visible de la « race ». Et la même année, le Congrès neurologique,
psychologique, psychiatrique et endocrinologique, dont les travaux ont été
dirigés par le professeur Constantin Parhon, avait proposé au ministre de la
Santé de l’époque l’introduction d’une loi de stérilisation volontaire. Enfin,
en 1940, c’est le tour des populations roms d’en être visées. »
La cour de justice symbolique érigée
au sein du palais du Parlement roumain a condamné Ernst Rüdin à la perpétuité, déclaré
coupable des trois des quatre chefs d’accusation qu’on lui imputait. Et avec
lui, espère-t-on, les idées mortifères qui ont fait souffrir des centaines de
milliers de gens innocents. (Trad. Ionut Jugureanu)