La grève du 13 décembre 1918
Steliu Lambru, 20.12.2021, 05:34
La fin de la Grande Guerre avait laissé derrière
elle un monde profondément bouleversé, tiraillé, d’une part, entre la recherche
des lendemains qui chantent et, d’autre part, à la volonté de rétablir l’ancien
ordre mondial. C’était aussi le temps des révoltes sinon des révolutions. Mais
par-dessus tout, la guerre a été synonyme d’appauvrissement et de frustrations,
et les solutions politiques radicales ne manquaient pas de ratisser large. Les
révolutions bolchéviques s’étendaient comme une traînée de poudre, de Moscou à
Budapest, en passant par Berlin. C’était le temps des révoltes, des révolutions
et des revanches à prendre. Et c’est dans ce contexte européen trouble
qu’allait être organisée, en plein centre de Bucarest, sur Calea Victoriei, l’avenue
de la Victoire, le 13 décembre 1918, la manifestation à l’issue tragique, des
ouvriers typographes. Le décompte officiel de la manif, réprimée par des troupes
militaires, fera état de 6 morts et 15 blessés.
L’historien
Ioan Scurtu nous replonge dans l’atmosphère de cette journée qui n’annonçait en
rien la tragédie. « Le siège central du parti
et du syndicat socialistes se trouvait juste derrière l’église Kretzulescu, au
centre-ville. Le cortège partait de là, pour atteindre le Palais royal. C’était
cela l’idée. Le cortège fait d’abord un détour par la rue Câmpineanu, avant de
tenter de rejoindre Calea Victoriei, qui les aurait amenés directement au
Palais. Pourtant, lorsque le cortège arrive près du Théâtre national, à
l’endroit où s’érigera plus tard le Palais des Télécoms, il bute sur un barrage
de soldats. Les militaires envoient des sommations, exhortant à la dispersion.
Seulement, la foule est chauffée à blanc, les ouvriers commencent à clamer
leurs revendications, « liberté ! », « on veut du
pain ! », « loyers abordables ! », enfin ce genre de
questions sociales. Ils voulaient crier leurs revendications au Palais royal.
La troupe charge et tire dans le tas. Pourtant, dans le communiqué officiel
issu le lendemain, le gouvernement allait accuser les ouvriers d’avoir attaqué
les premiers et tirer sur l’armée, alors que cette dernière s’était vue dans
l’obligation de riposter. Une riposte qui fait 6 morts et 15 blessés, sans
exception parmi les ouvriers. Le communiqué officiel n’était que mensonges. Et,
d’ailleurs, I. G. Duca, futur président libéral du Conseil, allait l’écrire en
toutes lettres plus tard, dans ses mémoires : L’armée fit montre d’une
violence extrême, et elle tire à balles réelles, sans avoir été provoquée, sur
une foule sans défense. »
L’historiographie
communiste, devenue l’historiographie officielle après 1945, lorsque l’on voit
le parti communiste prendre le pouvoir, s’était bien évidemment emparée largement
du sujet. Ioan Scurtu : « Le nombre de victimes
change au fil du temps. Voyez-vous, il y a eu, avant 1990, à l’endroit de
l’ancien Théâtre national, un monument érigé à la mémoire des victimes de cette
manifestation. La plaque commémorative faisait mention de 102 victimes, tuées lâchement
sur les ordres du régime bourgeois d’alors. En 1967, j’ai rendu visite à
Gheorghe Cristescu, ancien secrétaire, d’abord du parti socialiste, ensuite du
parti communiste roumain. Et nous avons, entre autres, parlé de cette histoire de
1918, et des différentes versions de son décompte macabre. Selon lui, le
décompte parallèle des victimes, celui réalisé par les communistes, a été
faussé à bon escient. En fait, lui et certains de ses camarades sont allés à
l’état civil de différents arrondissements de Bucarest. Ils avaient noté les
personnes décédées ce jour-là, et les avaient d’emblée enregistrées parmi les
victimes des violences de la force publique. Une astuce parmi d’autres, pour se
donner une assise et alimenter la propagande du régime communiste. Et ils
étaient parvenus à enregistrer de la sorte 102 morts ce jour-là, le 13
décembre, et ils ont mis tous ces décès au compte de la répression. »
Nous
nous sommes interrogés si la révolution bolchévique, qui venait tout juste de
remporter le pouvoir en Russie, avait pu inspirer, d’une manière ou d’une
autre, les organisateurs de la manif. Parce que le pouvoir politique d’alors ne
s’était pas gêné de lancer de telles supputations. Ecoutons l’historien Ioan
Scurtu : « Le parti socialiste
nourrissait certainement des visées politiques. Il comptait renverser la
vapeur, briser la mainmise de la bourgeoisie sur l’Etat, abolir la monarchie,
et proclamer la république. Mais la manifestation dont on parle n’a pas été
porteuse de ce genre de revendications. Evidemment, le gouvernement a eu beau
jeu d’accuser le parti socialiste de tels agissements, à caractère politique.
Le communiqué officiel, publié tout de suite après la répression sanglante de
la manif, faisait d’ailleurs référence aux mouvements révolutionnaires de
Budapest et de Moscou, là où les ouvriers avaient en effet déclenché une lutte
armée contre les régimes en place. Pourtant, le lendemain, soit le 14 décembre
1918, l’on entend un tout autre son de cloche de la part du pouvoir. En effet,
le gouvernement met tout de suite en application la loi d’expropriation des
grands propriétaires terriens, de tous ceux qui détenaient plus de 100
hectares, à la faveur des paysans pauvres et sans terres. C’était un geste fort
du pouvoir, une décision prise par peur ou par précaution. Sans doute le
pouvoir craignait de devoir affronter un soulèvement social dans les campagnes.
Agissant rapidement de la sorte, il parvient à couper l’herbe sous les pieds
des révolutionnaires. Les paysans ont été forcément contents de la réforme
agraire. »
Il est
vrai qu’en cette année 1918, le souvenir des débordements provoqués par les
soldats russes alliés, gagnés au bolchévisme quelques mois auparavant, alors
qu’ils campaient en Moldavie pendant l’hiver 1917/1918, était encore dans
toutes les mémoires, et faisait craindre le pire au pouvoir en place. La
réaction démesurée, féroce et sanglante, du pouvoir bourgeois contre une manif
ouvrière somme toute bénigne peut s’expliquer en partie par cela. Ioan Scurtu : « Ecoutez, faisons encore
une fois appel aux souvenirs de l’ancien président de Conseil, I.G. Duca. Il
raconte dans ses mémoires le dialogue qu’il avait eu avec le général
responsable de la répression. Et l’on voit que ce dernier, tout fier de son
exploit, se vantait d’avoir agi sans ordre exprès, de son propre chef. Il
paraît en effet que le général Mărgineanu, car c’est de ce monsieur que l’on
parle, avait appelé au téléphone le président du Conseil d’alors, monsieur I.C.
Brătianu, pour prendre des dispositions, et que ce dernier l’avait exhorté à ne
rien faire. Il devait trouver le moyen de disperser la foule, mais sans ouvrir
le feu. Or, Mărgineanu a pris l’initiative, a ouvert le feu, en dépit des
ordres du responsable politique, et voilà qu’il se vantait de l’avoir fait, et
d’avoir, selon ses dires, étouffé dans l’œuf ce qu’il pensait être le début
d’un soulèvement bolchévique. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement
n’avait pas sanctionné le général. Il a même été décoré ensuite, par le roi
Ferdinand en personne. »
La
grève et la manifestation des typographes, violemment réprimée le 13 décembre
1918, n’ont pas donné naissance au soulèvement bolchévique espéré par certains.
Même si cet épisode demeure marginal dans l’historiographie roumaine, il
constitue aussi une sorte de papier de tournesol qui fait état de l’énervement
grandissant du pouvoir face aux revendications sociales ouvrières et au danger
que pouvait représenter un soulèvement de type bolchévique en cette période de
tous les dangers. (Trad. Ionut Jugureanu)