Race, eugénisme et géopolitique en Europe centrale et orientale à la fin de la Grande Guerre
Steliu Lambru, 06.12.2021, 13:20
Le 1er décembre 1918, les 1 228 représentants
des Roumains de Transylvanie se retrouvaient dans la ville d’Alba Iulia, où ils
allaient voter l’union de leur province au royaume de Roumanie. L’idée
nationale primait alors, dominant l’esprit du temps. Fin 1989, après la chute
du régime communiste, c’est bien le jour du 1er décembre que la
Roumanie choisira en tant que fête nationale. Et toujours depuis la chute du
régime communiste, les langues se sont déliées et le débat historique a pu
retrouver sa place légitime. Car le processus d’union de la Transylvanie avec
la Roumanie ne fut pas un long fleuve tranquille. Il a souvent été abordé du
seul point de vue géopolitique, alors que dans les contre-arguments mis en
avant par la partie hongroise lors des tractations qui ont précédé la signature
du Traité de paix de Trianon, les théories eugéniques et raciales étaient
présentes en nombre.
L’historien
Marius Turda, professeur d’histoire de la médecine à l’université Brookes d’Oxford et auteur d’un certain nombre
d’études sur la race et l’eugénisme, détaille les théories qui sous-tendaient
la position hongroise.
Marius Turda : « La théorie eugénique et raciale
hongroise s’était développée à l’approche de la Première guerre mondiale, étant
embrassée par nombre d’hommes politiques de Budapest, dont certains ont pris
part aux pourparlers de paix. La délégation hongroise comptait dans ses rangs
les meilleurs spécialistes en eugénisme, censés mettre en avant la contribution
que la Hongrie pouvait faire valoir d’un point de vue racial, pour la stabilité
de la région et pour la survie de la nation magyare. La délégation hongroise
avait ainsi essayé de concentrer les échanges autour de quelques sujets-clés,
dans l’espoir de convaincre et de maintenir ainsi l’intégrité territoriale de
la Hongrie. »
Les théories eugéniques et raciales
voient le jour au milieu du XIXe siècle, gagnant du terrain aux Etats-Unis, en
Grande-Bretagne, en Allemagne, en Europe centrale et orientale, mais aussi en
France. C’est le moment où se développe aussi le concept de
« biopolitique », soit une manière de concevoir la géopolitique à
partir des données biologiques de l’individu. Marius Turda explique la manière
dont la partie hongroises avait essayé de rallier autour de ses théories
eugéniques et raciales les Puissances victorieuses de la Grande Guerre.
Marius Turda : « C’est dans ce contexte que le comte
Teleki Pal, un des principaux promoteurs du courant eugénique et président de
la Société hongroise d’hygiène raciale et d’étude de la population, avait
adressé un courrier à ses homologues, aux présidents de différentes sociétés
eugéniques internationales, dont Leonard Darwin, président de la Société
eugénique britannique et fils de Charles Darwin. Teleki essayait par cela de
s’adjoindre le soutien de la Société eugénique de Grande-Bretagne, dans le
dessein de maintenir l’intégrité de ce qu’était alors la Hongrie. Selon les
mots du comte Teleki : « Prenez la Transylvanie. La quasi-totalité de son
intellectualité est magyare. Si cette dernière se décide à déménager en
Hongrie, deux phénomènes vont se produire : d’une part, la Transylvanie se
retrouvera dépourvue de son élite culturelle, politique et économique. De
l’autre, l’on va assister à une surpopulation de Budapest et de la Hongrie tout
entière, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences sur le marché de l’immobilier
et l’accès au logement. »
La confrontation entre les logiques et les
points de vue roumain et hongrois a finalement été tranchée en faveur de
l’argument de l’appartenance ethnique de la majorité de la population originaire
de Transylvanie, argument avancé par la partie roumaine. Marius
Turda ne voit cependant pas, dans cette victoire d’étape, l’échec définitif de
l’argument eugénique.
Marius Turda : « L’argument démographique était
d’évidence plus important que les arguments de nature eugéniques et leurs
conséquences éventuelles, avancés par la partie hongroise. La prédominance
ethnique roumaine en Transylvanie pesait plus lourd que les éventuelles
conséquences ultérieures, telles que les pertes en termes de « matériel
biologique » ou en termes culturels, une fois que cette région allait
devenir partie de la Roumanie. Ce n’était pas vraiment un échec de la théorie
eugénique. Il fallait tout simplement décider du poids, de l’importance de
chaque théorie que les parties avançaient pour étayer leurs thèses. L’argument
roumain, celui de l’ethnie majoritaire, du droit de la majorité, l’avait
remporté. Les nationalistes magyars ont sans doute trop misé sur la
distinction, sur la séparation ethnique, plutôt que de chercher la symbiose
ethnique dans un même espace géographique, partagé par plusieurs ethnies. »
Nous avons interrogé Marius Turda sur l’argumentaire utilisé
par la Roumanie pour contrer la démonstration hongroise. Aurait-on toujours
employé un raisonnement basé sur l’eugénisme et l’ethnicité ?
Marius Turda :
« La Roumanie avait évité d’arguer sa position par une théorie purement
eugénique. Elle avait avancé un mix d’arguments, basé sur la race, certes, mais
aussi sur la démographie et apportant aussi des arguments de nature ethnographique.
Mais les négociateurs roumains maîtrisaient à leur tour la théorie eugénique.
Tout ce débat porté autour des groupes ethniques, sur l’importance d’un certain
groupe ethnique dans une région déterminée, n’était pas le fait d’ignorants. Aurel
C. Popovici, Alexandru Vaida-Voevod, les autres membres de la délégation
roumaine savaient comment porter la voix des Roumains aux négociations de paix.
Mais les arguments de nature eugénique, ou exclusivement eugénique, à l’instar
de ceux mis en avant par la partie hongroise, ont été absents aussi bien de la
liste des arguments avancés par la délégation roumaine que des campagnes
d’information menées par le gouvernement roumain à l’étranger pour promouvoir
l’union de la Transylvanie avec le royaume de Roumanie. »
La naissance de la Grande Roumanie n’est pas allée de soi,
comme on pourrait le croire aujourd’hui. Des arguments forts, soutenus par des
paradigmes irréconciliables, se sont affrontés sans répit. La Roumanie, pays
belligérant durant la Grande Guerre aux côtés de la France, de la
Grande-Bretagne et des Etats-Unis, allait finalement faire valoir sa position.
(Trad. Ionuţ Jugureanu)