Le traité d’Andrinople
Steliu Lambru, 29.11.2021, 07:09
Le monde
moderne, le sentiment national et les nouvelles valeurs promues par la
Révolution française ont fait une entrée fracassante dans l’espace Sud-Est
européen durant la première moitié du XIXe siècle. Mais l’Europe d’après
l’épopée napoléonienne était dominée par la Sainte Alliance, scellée entre la
Russie, l’Autriche et la Prusse. Une Europe plutôt conservatrice donc, à
l’opposé du libéralisme qui avait eu cours au XVIIIe siècle, et qui avait
encouragé l’essor de certaines formes de relations de type capitaliste, aux
relents nationaux.
Avec le déclin de
l’empire Ottoman, l’espace roumain voit aussi l’émergence d’une Russie
conquérante, aux visées impériales. Une Russie plutôt conservatrice aussi, où
les réformes, initiées par le tsar Pierre le Grand, au début du XVIIIe siècle,
peinaient à gagner du terrain. Certes, son successeur, le tsar Alexandre I
avait lui aussi tenté de réformer la Russie au début du XIXe siècle, en prenant
pour cela exemple sur la France. Mais la Terreur et le bain de sang qui mirent
un terme à la Révolution française le refroidirent pourtant assez vite. Puis,
la Sainte Alliance, scellée entre ces puissances victorieuses de Napoléon, semblait
avoir abandonné toute tentative de réformes, pour s’ériger tout simplement en
garant de l’ordre établi.
Pour ce qui est de
l’espace roumain, il se trouvait depuis plusieurs siècles sous l’influence du
conservatisme ottoman. Les réformes qui voient le jour ailleurs ont encore plus
de peine à prendre le dessus ici, car si la Russie pouvait se targuer de
compter sur une élite gagnée aux valeurs européennes, la Sublime Porte misait
sur une élite corrompue et inefficace, imposée aussi sur le trône des principautés
roumaines, au moyen des princes phanariotes, issus de grandes familles grecques
de Constantinople. C’est bien dans ce contexte que l’on assiste à la résurgence
d’une forme de nationalisme roumain, qui cherchait à se rapprocher d’une Russie
aux apparences libérales, tout en se distançant de la puissance ottomane suzeraine.
En 1826, la Russie et l’Empire ottoman avaient signé la
Convention d’Akkerman, qui mettait un terme à la succession des règnes
phanariotes sur les trônes de Valachie et de Moldavie. C’était l’occasion pour
que le pouvoir dirigeant revienne aux familles régnantes de souche. Ce furent Ioniță
Sandu Sturdza en Moldavie et Grégoire Ghica en Valachie, élus par des assemblées
de boyards, dont les règnes devaient durer 7 ans. À la suite de la Convention
d’Akkerman, les pays roumains pouvaient également nouer des traités commerciaux
avec des Etats tiers. Deux années plus tard, en 1828, l’Empire ottoman se trouve
à nouveau aux prises avec la Russie, suite à la décision de la Sublime Porte de
bannir le passage des navires russes par les détroits de Bosphore et
Dardanelles. La victoire russe, scellée par le Traité de paix d’Andrinople,
oblige le sultan à relâcher davantage l’étau dans lequel il tenait depuis des
lustres les pays roumains.
L’historien Constantin Ardeleanu, professeur à l’université
du Bas-Danube de la ville de Galaţi, considère le Traité d’Andrinople le moment
zéro de la naissance de l’Etat roumain moderne : « La paix d’Andrinople a été un moment charnière de
l’histoire roumaine. C’est le moment où les pays roumains se voient délivrer du
monopole économique et commercial ottoman, c’est aussi le moment où le
capitalisme occidental fait son entrée dans l’espace roumain. Le Traité
d’Andrinople donne le coup d’envoi au processus de modernisation économique des
Principautés roumaines, qui peuvent désormais se connecter librement au marché
mondial. Des relations de type capitaliste avaient sans doute existé avant cela
mais, à partir de 1829, les Principautés roumaines deviennent une plaque
tournante dans le commerce céréalier mondial, arrêtant de fournir les seuls
marchés d’Istanbul. La modernisation économique que ce changement de donne
entraîne aura un impact majeur sur l’ensemble de la société roumaine des deux
principautés. »
Après la guerre, le traité d’Andrinople creuse
la première brèche dans la mainmise ottomane sur l’économie roumaine. Signé le
14 septembre 1829, le Traité accordait à la Russie le statut de Puissance
protectrice de la Valachie et de la Moldavie. Certes, la Sublime Porte gardait
encore son statut de Puissance suzeraine des deux Etats roumains, mais son
monopole était battu en brèche. La frontière sud de la Valachie allait
désormais suivre le tracé du Danube, les Ottomans devant abandonner leurs têtes
de pont, auparavant fixées sur la rive gauche du fleuve. La Valachie recouvrait
sa souveraineté sur les ports danubiens de Turnu, Giurgiu et Brăila. La
Moldavie bâtissait son propre port, à Galati. Et la liberté de navigation sur
le Danube allait être désormais garantie. Le commerce céréalier allait prendre
son envol, assurant les rentrées financières nécessaires au développement
économique à venir des deux Principautés danubiennes.
Mais le
traité d’Andrinople consentait aussi une présence militaire russe sur le sol
roumain. Une présence plutôt faste et bien accueillie au départ, car avant 1834
l’administration russe allait promouvoir des réformes libérales, à certains
égards plus avancées qu’en Russie même. C’est ainsi qu’au temps du gouverneur
russe Pavel Kiseleff les pays roumains connurent leur premier projet de
constitution, sous l’appellation de Règlement organique. Les historiens d’aujourd’hui
s’accordent à dire que l’engouement de l’administration russe pour les réformes
n’était au fond qu’une sorte de coup d’essai, voué à tester la réaction aux
réformes libérales d’une société orthodoxe et encore archaïque, une expérience
vouée à être répliquée par la suite en Russie même, en cas de succès. Mais pour
les Principautés danubiennes, l’impact de ces réformes fut salutaire. Et, à
partir de 1834, les Roumains s’avéreront capables de prendre de plus en plus
leur destinée en main et de construire un projet national, cohérent et rationnel. (Trad.
Ionut Jugureanu)