La linguistique computationnelle et ses origines roumaines
Comme toutes les histoires qui retracent l’essor d’une technologie, celle qui est à la base des traducteurs en ligne d’aujourd’hui demeure fascinante, car basée sur des savoirs, des compétences et des domaines tellement disparates, que rien ne laissait entrevoir réunis sous une même bannière. Mais il faut dire qu’avec les traducteurs automatiques l’on entre de plein pied dans le monde de l’Intelligence artificielle, un domaine au développement duquel les scientifiques roumains ont eu leur mot à dire, notamment pour avoir fait parler de concert les mathématiques et les sciences du langage. Apparue aux Etats-Unis sous l’appellatif de linguistique computationnelle, appelée encore linguistique informatique, cette nouvelle science s’était construite à mi-chemin entre sciences cognitives et traitement automatique des langues, devenant la rencontre des deux langages : le langage humain et le langage informatique.
Steliu Lambru, 15.02.2021, 14:21
Comme toutes les histoires qui retracent l’essor d’une technologie, celle qui est à la base des traducteurs en ligne d’aujourd’hui demeure fascinante, car basée sur des savoirs, des compétences et des domaines tellement disparates, que rien ne laissait entrevoir réunis sous une même bannière. Mais il faut dire qu’avec les traducteurs automatiques l’on entre de plein pied dans le monde de l’Intelligence artificielle, un domaine au développement duquel les scientifiques roumains ont eu leur mot à dire, notamment pour avoir fait parler de concert les mathématiques et les sciences du langage. Apparue aux Etats-Unis sous l’appellatif de linguistique computationnelle, appelée encore linguistique informatique, cette nouvelle science s’était construite à mi-chemin entre sciences cognitives et traitement automatique des langues, devenant la rencontre des deux langages : le langage humain et le langage informatique.
À l’entre-deux-guerres, la cybernétique frayait déjà son chemin parmi les différentes sciences, s’érigeant de la sorte en précurseur de l’IA et de la linguistique computationnelle. Si la fin des années 30 voyait le Roumain Ștefan Odobleja comme un des précurseurs du nouveau domaine, l’arrivée des communistes au pouvoir au lendemain de la seconde guerre mondiale allait couper court l’herbe sous les pieds de la cybernétique autochtone. L’un des pionniers de la linguistique mathématique roumaine a été le mathématicien Solomon Marcus. Interviewé en 1998 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Marcus dénonçait la politisation rampante des sciences, opérée par le pouvoir communiste de l’époque. « La cybernétique avait été mise au ban par le pouvoir communiste, car accusée d’être une science « bourgeoise ». Mais il est advenu à ce moment une chose plutôt inhabituelle. Vous savez, à l’époque, les communistes roumains emboîtaient en tous points les pas de leurs grands frères moscovites. Et les savants soviétiques étaient arrivés à convaincre le pouvoir soviétique de faire la distinction entre la linguistique mathématique et les autres sciences qui relèvent du domaine socio-humain, en rattachant la première aux sciences de la technologie, moins connotées idéologiquement. Alors, après la période où la cybernétique avait été jetée aux oubliettes, Moscou se ravisa et récupéra cette science, pour l’utiliser à son profit. La révolution scientifique et technologique devenait du coup le nouveau mantra du pouvoir communiste et l’un des principaux objectifs poursuivis par la société communiste. »
Et puis, comme souvent dans les changements de paradigme qu’opère le régime communiste, le pragmatisme s’avère plus fort que l’idéologie. C’est bien ce qui s’était passé à l’époque de la réhabilitation de la linguistique mathématique, à Moscou d’abord, suivie de près par les autres capitales des Etats satellites, explique le Pr Solomon Marcus:« Bucarest a rapidement fait sienne la position de Moscou. Et cela a eu un double effet. La linguistique mathématique a pris son envol, devenant une science idéologiquement légitime. On l’appelait d’ailleurs à l’époque la linguistique computationnelle, et faisait partie de ce que l’on entendait alors par « révolution scientifique et technologique ». L’on visait déjà la traduction automatique d’une langue à l’autre, grâce aux machines. La mise n’était pas des moindres. En effet, les Russes voulaient être capables de traduire de l’anglais en russe aussi rapidement que possible. Les Américains désiraient en faire autant dans le sens inverse. Par contre, étudier la linguistique c’était s’avancer sur un terrain miné. Staline l’avait dénoncé dans ses textes, qui traitaient du marxisme et de la linguistique. Et puis, d’un coup, comme par enchantement, l’on voit la linguistique mathématique échapper au tabou, pour rejoindre les sciences de la technologie. »
Il n’empêche que les communautés scientifiques des deux bords, tant les philologues que les mathématiciens, ont regardé en chien de faïence l’apparition de la nouvelle discipline, raconte Solomon Marcus : « Alexandru Rosetti a été l’un des seuls philologues à avoir salué de bon cœur la nouvelle science et à s’y investir. Ses collègues soit l’ont ignorée avec dédain, soit l’ont combattue. Ils ne la prenaient pas pour de la linguistique. Le professeur Emanuel Vasiliu pratiquait en revanche une linguistique qui se rapprochait de la logique et des sciences mathématiques. Quant aux mathématiciens, s’ils étaient partants pour mettre leur science au service de la mécanique, de la physique, de la chimie, ils étaient bien plus méfiants à l’égard de cette nouvelle discipline. Mettre les sciences mathématiques au service d’une discipline humaniste semblait aller contre nature, à l’encontre de la tradition. Beaucoup de mathématiciens étaient plutôt sceptiques. Ils ne pensaient pas le moins du monde que cela puisse déboucher sur quoi que ce soit de concret. Il ne s’agissait pas d’une opposition manifeste, mais le scepticisme était là. Grigore Moisil fut le mathématicien qui allait s’avérer non seulement confiant dans la réussite de l’entreprise mais carrément enthousiaste. Grâce à lui, nous avons pu bénéficier de cette chance inouïe, et arriver à enseigner la linguistique mathématique à l’Université de Bucarest dès les années 60. Il fallait le faire. »
Le grand mathématicien Grigore Moisil et le grand philologue Alexandru Rosetti avaient donc ouvert grande la voie de Solomon Marcus. Grâce à de tels appuis, Marcus et son collègue, Emanuel Vasiliu, ont pu débrousser le chemin vierge de la nouvelle science, lançant de nouvelles études et de nouveaux cours universitaires, en relation avec la nouvelle discipline : « J’ai eu de la chance. J’ai eu la chance de bénéficier de la collaboration nouée entre un mathématicien et un linguiste, les deux d’exception, dans ce domaine, j’ai eu la chance qu’ils prônent de concert l’avènement de cette nouvelle discipline en Roumanie. Ils avaient aussi promu l’apparition de cette discipline universitaire nouvelle de la linguistique mathématique, et nous avons d’ailleurs été parmi les premiers à avoir achevé cela dans le monde. Moi, en ma qualité de mathématicien, puis le professeur Emanuel Vasiliu en tant que philologue et linguiste. Ensemble, nous avions bien entamé ce domaine. Mon manuel de linguistique mathématique était paru en 1963 aux Presses universitaires, puis aux éditions Didactique. Nous avons pu bénéficier des échanges avec des spécialistes étrangers, nous avons pu envoyer les résultats de nos travaux à l’étranger. Et, très vite, mon livre a été traduit et vendu à Londres, New York, Moscou, Paris et Prague. »
En 1966, Bucarest accueillera le Congrès international de linguistique, la grande messe du domaine. La présence en nombre des spécialistes roumains ne passa pas inaperçue. Le congrès marqua un tournant, présageant de ce qu’adviendra cette machine, l’ordinateur, seulement quelques décennies plus tard. Il mettra aussi Bucarest sur la carte fondatrice de la nouvelle science. (Trad. Ionuţ Jugureanu)