Les premières élections postcommunistes
C’était en quelque sorte le coup d’envoi d’un processus de normalisation de la vie politique, qui avait été supprimée pendant les 45 années de régime totalitaire. Le 19 novembre 1946, l’alliance politique dirigée par les communistes, bénéficiant de l’appui de leur gouvernement, imposé depuis le 6 mars 1945 par l’occupant soviétique, allait frauder le résultat des dernières élections pluripartites, raflant 78% des fauteuils au Parlement de Bucarest. Cela marquait la mise à mort de la démocratie en Roumanie, qui n’allait pouvoir renaître que 44 années plus tard, le 20 mai 1990.
Steliu Lambru, 07.09.2020, 11:55
C’était en quelque sorte le coup d’envoi d’un processus de normalisation de la vie politique, qui avait été supprimée pendant les 45 années de régime totalitaire. Le 19 novembre 1946, l’alliance politique dirigée par les communistes, bénéficiant de l’appui de leur gouvernement, imposé depuis le 6 mars 1945 par l’occupant soviétique, allait frauder le résultat des dernières élections pluripartites, raflant 78% des fauteuils au Parlement de Bucarest. Cela marquait la mise à mort de la démocratie en Roumanie, qui n’allait pouvoir renaître que 44 années plus tard, le 20 mai 1990.
Mais les élections du 20 mai 1990 ont été dominées par la personnalité de Ion Iliescu et de ses émules du Front du Salut national, soit l’héritier du défunt parti communiste. Iliescu allait remporter haut la main ces premières élections de la période postcommuniste, avec 85% des voix, loin devant ses contre candidats, le libéral Radu Câmpeanu et le chrétien-démocrate Ion Rațiu. Par ailleurs, le Front du Salut national s’adjugeait les deux tiers du parlement de Bucarest. C’est bien ce parlement, doté d’un mandat de deux ans, qui allait voter la première Constitution postcommuniste, toujours en vigueur. Une littérature de spécialité fournie rend compte de ce scrutin d’il y a 30 ans. Selon le calendrier orthodoxe, le dimanche de ces élections tombait cette année-là lors de ce que la tradition des chrétiens d’Orient appelle le « Dimanche de l’aveugle », soit le 5e dimanche après celui des Pâques, appelé ainsi en souvenir du personnage de l’aveugle de naissance présent dans la Bible. Cela tombait bien, le dimanche du 20 mai 1990 portait bien son sobriquet orthodoxe, du moins selon l’opposition à Ion Iliescu, formée par les partis traditionnels, soit par le Parti national paysan chrétien-démocrate, le Parti national libéral et le Parti social-démocrate. Ioan Stanomir, professeur à l’Université de Bucarest, pense que le regard porté par les historiens et par la société roumaine d’aujourd’hui sur le moment de ces premières élections s’avère être plutôt critique.
Ioan Stanomir : « Regardées à la lumière des exigences démocratiques minimum, les élections du 20 mai 1990 sont loin d’avoir été libres ou correctes. Certes, la fraude s’est manifestée différemment que lors du dernier scrutin en date, celui du 19 novembre 1946. Toutefois, on est face à des élections manipulées, truquées. Il s’agit d’abord de l’atmosphère qui a régné pendant toute la campagne électorale. Voici uniquement deux exemples : primo, la couverture médiatique. Pratiquement, l’accès de l’opposition démocrate à la seule chaîne de télévision disponible, la chaîne publique, a été empêché. Secundo, il s’agit du rapport de forces entre, d’une part, la virulence des attaques perpétrées par le parti-Etat, héritier du parti communiste, qu’était devenu le Front du Salut national, et ses contre candidats. Des attaques verbales, mais aussi physiques, des formes d’une violence extrême que les militants des partis traditionnels ont dû affronter de la part du pouvoir. Alors, le 20 mai 90, les dés étaient pipés. Pour le parti-Etat, pour le Front, ces élections ne faisaient que légitimer le pouvoir qu’il avait arraché à son parrain, le parti communiste, au mois de décembre 1989. Pour lui, il ne s’agissait pas le moins du monde de transformer ces élections en une base saine de départ pour la démocratie et pour le régime pluripartite de Roumanie. »
Et il est vrai que le délai écoulé depuis la chute du communisme et jusqu’à ces premières élections avait été trop bref pour qu’une véritable culture politique démocratique puisse renaître au sein de l’électorat roumain. C’est ainsi que ce résultat suranné n’était finalement qu’un résultat prévisible.
Ioan Stanomir explique : « Il fallait s’y attendre au fond. C’était le seul résultat possible dans le contexte de l’époque. La victoire de Ion Iliescu était prévisible dès le moment où il s’était autoproclamé chef de l’Etat, le 22 décembre 89. Le Front du Salut national, présenté tout d’abord comme l’enfant de la révolution, a vite fait de reprendre les rênes du pouvoir, en remplaçant son aïeul, le parti communiste, aux manettes. D’abord mouvement politique voué à assurer la direction du pays pendant la période de transition, il se mue en parti politique au mois de janvier 1990, devenant du coup le parti-Etat car, à l’instar du parti communiste et en reprenant ses structures, il contrôlait tout, à partir du niveau des entreprises, toujours publiques à l’époque. La lustration, soit l’élimination de la vie politique des anciens apparatchiks communistes, avaient été d’ailleurs violemment rejetée par les représentants du Front, pour la bonne raison qu’ils seraient tombés sous sa coupe. »
Il reste néanmoins cette question lancinante : comment se fait-il qu’une nation, soumise pendant 45 ans au diktat des communistes, se soit laissé si facilement flouer par leurs héritiers directs ? Elément de réponse avec le Pr Ioan Stanomir : « Il s’agit d’un problème de fond du nouveau régime. Le vent du changement qui avait soufflé les jours de la révolution de décembre 89 avait été arrêté net, confisqué, canalisé par un groupe d’apparatchiks, avec à leur tête Ion Iliescu, Petre Roman, Silviu Brucan, et organisé dans cette structure politique appelée le Front du Salut national. L’on peut se poser la question si les choses auraient pu évoluer différemment. Je n’en suis pas sûr. N’oublions pas que la Roumanie venait tout juste de sortir de 45 années de communisme, dont les 25 dernières – dirigée par Nicolae Ceausescu. Et l’idéologie de ce dernier a beaucoup inspiré ses successeurs. Elle a constitué un ingrédient important de l’idéologie du Front du Salut. »
Les élections du 20 mai 1990 ont fait depuis les choux gras des études qui analysent le processus de transition et de reconstruction démocratique d’un pays. Un cas d’école presque. Car, en dépit de l’échec démocratique de ces élections, la société roumaine a évolué depuis vers une société démocratique et pluraliste, sous la pression constante de sa société civile. Ces élections s’avèrent être le 1er chapitre de la longue marche qui mène une société soumise à la dictature vers la normalité et la liberté.
Décryptage avec Ioan Stanomir : « Finalement, les élections du 20 mai 1990 s’avèrent être une exception. Depuis lors et jusqu’en 2016, aucun parti ou coalition de partis n’a plus pu remporter autant de voix. Le Front du Salut national a eu le génie de s’identifier à l’Etat. Et, pour beaucoup, en 1990, l’Etat d’alors, c’était l’Etat dans ses dimensions communistes, du temps de Ceausescu. 30 ans après, la Roumanie se trouve dans une position paradoxale : d’une part, elle a été en mesure de combler ses aspirations d’intégration dans l’UE et l’OTAN, mais, de l’autre côté, l’on constate avec effarement que cet Etat roumain d’aujourd’hui est toujours dirigé, depuis ses fondements, dans ses mécanismes profonds, par les héritiers de ce Front. »
Les élections du 20 mai 1990 nous ont laissé un goût amer. Mais c’est aussi le point de départ d’un processus qui a permis le mûrissement politique de la société roumaine.(Trad. Ionut Jugureanu)