La mode à l’époque phanariote
Steliu Lambru, 16.03.2020, 14:56
Au
début du 18-e siècle, les principautés roumaines de Valachie et de
Moldavie avaient perdu le peu de leur indépendance et de liberté de se
gouverner qui leur restaient sous la suzeraineté de la Porte ottomane. A la
tête des deux principautés roumaines, Constantinople nommait d’autorité des
sujets ottomans, d’origine grecque, issus du célèbre quartier du Phanar de la
capitale de l’empire. Pendant un siècle, les Etats roumains se sont ainsi
trouvés mis sous la férule de ces princes aux mœurs byzantins. C’est ainsi que
les dynasties phanariotes, appellatif qui n’allait pas manquer de les faire
consacrer par l’historiographie, se succédèrent à une cadence effrénée, dès
1711 sur le trône moldave, et à partir de 1714 sur celui de Valachie.
Ce n’est
que la rébellion nationale de 1821 qui verra mettre un terme à la pratique de
ces nominations ottomanes abusives sur les trônes valaque et moldave. Pendant
plus d’un siècle donc, les règnes phanariotes vont, d’une part, promouvoir sur
les terres roumaines un régime politique entaché par la corruption et la
cupidité, car leur rôle premier était d’obtenir un maximum de ressources en un
bref laps de temps au profit du sultan, mais vont aussi, d’autre part,
introduire dans les mœurs des élites roumaines des éléments inspirés de la
civilisation grecque, mais également les idées du siècle des Lumières, nous
raccordant ainsi à la civilisation occidentale. Si les courants
historiographiques de l’époque romantique considéraient la période phanariote
comme l’une des moins fastes de l’histoire roumaine, la perception des
historiens commence à se nuancer avec le temps. En effet, la nouvelle
historiographie mettra surtout l’accent sur le rôle modernisateur des règnes
phanariotes. L’historien Adrian-Silvan Ionescu, qui a étudié les modes de vie
et l’histoire des mentalités du 19-e siècle roumain, met en exergue
l’opulence de l’époque, miroitée dans les images qui sont parvenues jusqu’à nos
jours: « L’image que cette période
nous renvoie à travers les toiles et les récits d’époque nous laisse rêveurs.
C’était l’époque de l’extrême politesse du verbe, d’un raffinement et d’une
élégance toute byzantine dans l’habit. Ils arrivaient à faire revivre les
heures de gloire de l’ancienne Constantinople, ses richesses, son faste, sa
morgue, ainsi que l’avait d’ailleurs remarqué à bon escient notre grand
historien, Nicolae Iorga, dans son ouvrage, intitulé « Byzance après
Byzance ».
L’habit
surtout, qui marquait le rang de celui qui le portait, était un véritable chef
d’œuvre, frappant les esprits des voyageurs et des diplomates occidentaux, affirme Adrian-Silvan Ionescu : « Les
vêtements affichés à la cour de Iaşi ou à celle de Bucarest faisaient pâlir
d’envie les émissaires des cours royales et impériales européennes. Lorsque
Ienăchiţă Văcărescu, un érudit issu d’une des grandes familles de boyards
roumains, est allé rencontrer l’empereur d’Autriche à la cour de Vienne, il se
changea pour l’occasion, prenant l’habit l’occidental. Mais les vêtements qu’il
avait emportés avec lui ne manquèrent de susciter l’envie des comtesses et des
baronnes de l’empire. »
Les
toiles peintes à l’époque mettent d’ailleurs en évidence la richesse
époustouflante de l’habit des boyards. Les vêtements, les bijoux, les armes
dont ils se parent ne laissaient personne indifférent, explique Adrian-Silvan Ionescu : « L’on remarque la richesse des fourrures,
depuis la zibeline à l’hermine, la soie, les parures, les armes ciselées,
recouvertes d’argent et de pierres précieuses, portées par les gardes des
voïvodes. Tout cela nous laisse supposer la richesse étonnante de ces familles
phanariotes qui arrivaient à accumuler des fortunes insoupçonnées souvent dans
un très bref laps de temps. Mais au-delà de cette richesse, on comprend leurs
styles et leurs goûts vestimentaires. De surcroît, forcément, l’habit signifie
aussi le rang. Dans la hiérarchie aristocratique de l’époque, on distingue
trois rangs. Il y avait d’abord les grands boyards qui assumaient des charges
au sein de l’Etat. L’usage de la zibeline, par exemple, leur était réservé.
Puis, la barbe. Seuls les membres de ce premier cercle avaient le droit de la
laisser pousser. Aux rangs inférieurs était réservée la moustache. Dès qu’un
boyard de rang inférieur accédait au premier cercle, le barbier-bacha, le
barbier du voïvode, venait tracer les contours de sa barbe, puis allait la
soigner aussi longtemps qu’il allait assumer ses fonctions au sein de la
cour. »
Détestée
à l’époque, des éléments de la mode phanariote vont pourtant survivre dans les
mœurs de l’aristocratie roumaine bien après la fin des règnes qui ont donné
leur nom à la période, telles des réminiscences d’une coquetterie masculine
nostalgique, précise l’historien Adrian-Silvan Ionescu : « La mode phanariote est encore de mise pendant
les trois premières décades du 19-e siècle, même après la révolution
de 1821, menée par Tudor Vladimirescu et qui a mis un terme à ce type de règne,
dont les voïvodes étaient nommés par le sultan, à la tête de la Valachie et de
la Moldavie. Elle laisse ensuite la place à la mode occidentale de l’époque,
même si certains éléments vestimentaires hérités de l’époque phanariote sont
remis au goût du jour, et utilisés vers le milieu du 19e siècle dans
la mode féminine cette fois. Mais aussi dans les bals masqués, par ceux qui
avaient connu, enfants, cette mode, et qui s’amusaient copieusement de pouvoir
enfiler encore une fois ces fastueux habits d’apparat. »
Quoi
qu’il en soit, l’iconographie de l’époque phanariote constitue une source
inépuisable d’informations, montrant à profusion le faste tout oriental et
l’opulence démesurée d’une époque révolue. Une opulence forcément réservée à
une toute petite caste, jalouse de ses privilèges. (Trad. Ionuţ Jugureanu)