Université Babes-Bolyai
Dans l’histoire des disputes qui ont émaillées les relations roumano-hongroises tout au long du XXe siècle, celle relative à l’université de Cluj occupe une place particulière. L’institution hérite de la tradition du Collège jésuite, fondé en 1581, et ensuite de celle de l’université magyare, fondée en 1872. Lors de la révolution de 1848, déjà, les habitants roumains de Transylvanie exigeaient, entre autres, la création d’une université en langue roumaine. Vœux pieux s’il en est. En 1918, après la fin de la première guerre mondiale, la Transylvanie rejoint le royaume de Roumanie, et l’on voit apparaître à Cluj l’université « Ferdinand Ier » (du nom du souverain roumain, symbole de la victoire roumaine de la grande guerre), alors que l’ancienne université magyare « Franz Joseph /François Jospeh » plie armes et bagages, pour se réfugier à Szeged, en Hongrie, où elle demeure jusqu’en 1940.
Steliu Lambru, 22.04.2019, 13:45
A ce moment, nouveau coup de théâtre, le Nord de la Transylvanie est livré à la Hongrie par le Diktat de Vienne et, au mois d’août 1940, l’université magyare reprend à nouveau ses marques à Cluj. L’université roumaine de Cluj, quant à elle, déménage à Sibiu, ville de Transylvanie demeurée sous souveraineté roumaine. Elle n’y reviendra à Cluj qu’une fois la deuxième guerre mondiale achevée, le Nord de la Transylvanie passant à nouveau sous souveraineté roumaine. Le régime communiste, instauré en Roumanie dès 1945 et qui prend le pouvoir sans partage fin 1947, essayera de concilier les deux parties, fondant deux universités à Cluj : la roumaine, baptisée « Victor Babeş » (du nom d’un grand médecin anatomo-pathologiste et microbiologiste roumain, les noms des anciens souverains étant devenus entre temps tabous), puis la magyare, dénommée « Janos Bolyai », en l’honneur d’un grand mathématicien hongrois. Et c’est en 1959 que les deux universités fusionnent, pour donner enfin naissance à l’actuelle université « Babeș-Bolyai ».
Janos Fazekaș, un des leaders de la communauté magyare de Roumanie à l’époque communiste, se penche sur la question. Dans une interview accordée en 2002 au Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Janos Fazekaș considère que la disparition de l’université Bolyai avait été l’œuvre de Nicolae Ceauşescu, le dernier président communiste de la Roumanie, pas encore sacré en 1959. Il ne prendra les rênes du parti communiste roumain qu’en 1965, à la mort de son prédécesseur, Gheorghiu-Dej.
Janos Fazekas : « Vous devez comprendre le degré de chauvinisme qu’habitait Ceauşescu. Par son programme, qui visait l’homogénéisation sociale et nationale de la Roumanie, il ambitionnait tout simplement l’assimilation forcée des minorités nationales, la création d’une seule nation, d’un seul peuple, d’une nouvelle nation en fait. C’est lui qui a décidé de la suppression de l’université Bolyai, soutenu, par ailleurs à ce moment-là, par celui qui deviendra le premier président postcommuniste, son dauphin de l’époque, Ion Iliescu, président des « étudiants démocrates ». Ceauşescu avait organisé à Cluj, une Conférence nationale, où des étudiants roumains et magyars, ont pris la parole pour demander l’unification des deux universités. Mais son objectif non déclaré était que l’université Bolyai disparaisse. Et lors de cette Conférence nationale, Nicolae Ceaușescu, pas encore président, a interpellé le secrétaire général du parti communiste de l’époque, Gheorghiu-Dej, de la sorte: « Camarade Dej, les étudiants demandent l’unification. Qu’est-ce que l’on décide ? ». Et Gheorghiu-Dej est entré dans son manège, et lui a répondu : « Ecoutons les jeunes, parce que la jeunesse voit toujours plus loin ! » Et c’est ainsi que Ceauşescu a réussi son tour de magie. »
Janos Fazekaș a, lui, essayé, sans succès, de sauver l’université Bolyai : « J’étais à ce moment-là hospitalisé, mais dès que j’ai quitté l’hôpital, je suis allé voir le secrétaire-général, Gheorghiu-Dej, et je lui ai dit: « Comment avez-vous pu vous laisser berner ainsi, camarade Dej ? Vous avez oublié qu’en 1947, rentré de la Conférence de Paix de Paris, vous avez eu ce discours à Oradea, où vous aviez assené, ce sont vos propres paroles : « Nous avons récupéré le nord de la Transylvanie, mais nous ne l’avons pas reçu suite à un quelconque droit historique, ou parce qu’il y a une population roumanophone majoritaire, nous ne l’avons pas reçu en guise de récompense pour avoir lutté contre Hitler pendant la dernière partie de la guerre, mais grâce à la politique démocratique menée par notre gouvernement, par le gouvernement de Petru Groza. » C’est ce que je lui ai dit, et je lui ai même montré le journal de l’époque, où il était marqué que la mission du camarade Dej pour défendre les droits de l’Etat roumain sur la Transylvanie à Paris avait été facilité et ses arguments étayés par l’existence de l’université magyare, par une autre université magyare de médecine à Târgu Mureş, par l’existence de l’Académie magyare d’arts plastiques, par le Conservatoire magyar de Cluj, par tout ce système d’enseignement en langue magyare qui existait à l’époque, alors que la Transylvanie se trouvait déjà, de facto, sous la bannière des autorités roumaines. »
Dans une interview de 1995, Erno Gall, vice-président de l’université Bolyai, mettait en évidence les temps durs que l’université a dû traverser pendant l’époque stalinienne : « Après 1945, on remarque un début de collaboration entre ces deux universités de Cluj, l’une magyare, l’autre roumaine. C’était une collaboration naturelle, qui suivait aussi la ligne idéologique du parti communiste de l’époque, qui voulait promouvoir l’ « amitié entre les peuples », au sens large du terme. Les enseignants ont eu la vie dure, surtout après 1949, lorsque les présidents des deux universités ont été arrêtés et condamnés lors de procès staliniens typiques. Il s’agit de Ludovic Csogor, médecin de profession, et de Balogh Edgar. Forcément, le niveau des deux universités baisse pendant ces années-là, on se disait qu’on enseignait au collège, enfin très loin des exigences universitaires. Par chance, après 1952-53, surtout après la mort de Staline, la situation s’est améliorée, et une période plutôt faste a débuté, avec parfois de nouveaux enseignants.»
Erno Gall pense que le sort de l’université magyare de Cluj a été scellé par la Révolution anticommuniste hongroise de 1956 : « La révolution magyare de 1956 a tout bouleversé. L’intellectualité magyare de Cluj, les écrivains surtout, commencent à protester, se montrent hostiles au régime. Un début de mouvement de contestation du régime communiste voit le jour, ce qui influe sur les opinions des étudiants et du corps enseignant. Les étudiants sont arrivés à élaborer un mémorandum, revendiquant certains droits, et alors moi, personnellement, je me suis retrouvé dans une position délicate. J’étais vice-président de l’université et, même si, au fond de mon âme, j’étais à leurs côtés, je devais néanmoins agir en accord avec mes responsabilités. Il s’en est suivi une vague de représailles, où plusieurs étudiants et professeurs, surtout de jeunes professeurs, ont été arrêtés. C’était en 1957. »
En dépit de nombreux bouleversements que l’Histoire a fait subir à l’université de Cluj pendant ce XXe siècle agité, l’université « Babeș-Bolyai » d’aujourd’hui, multiculturelle et ouverte sur le monde, en garde peu la trace. Après 1990, au fil des ans, elle mit son histoire conflictuelle au profit de son modèle exemplaire actuel. (Trad. : Ionuţ Jugureanu)