Doina Cornea
Le 4 mai 2018, à Cluj, Doina Cornea quittait ce monde. Dans l’espace roumain et dans les milieux de l’activisme civique européen, son nom est synonyme de courage, de droiture, d’esprit de résistance. Cette dame frêle fut l’un des opposants les plus marquants au régime communiste roumain dans les années noires de la fin de l’époque de Nicolae Ceausescu, les années ’80. Dans un pays paralysé par la longue période des libertés bafouées que furent les 4 décennies du pouvoir communiste, dans un pays tétanisé par la violence du pouvoir, sa voix s’éleva, limpide et claire. Une voix libre.
Steliu Lambru, 30.07.2018, 13:29
Le 4 mai 2018, à Cluj, Doina Cornea quittait ce monde. Dans l’espace roumain et dans les milieux de l’activisme civique européen, son nom est synonyme de courage, de droiture, d’esprit de résistance. Cette dame frêle fut l’un des opposants les plus marquants au régime communiste roumain dans les années noires de la fin de l’époque de Nicolae Ceausescu, les années ’80. Dans un pays paralysé par la longue période des libertés bafouées que furent les 4 décennies du pouvoir communiste, dans un pays tétanisé par la violence du pouvoir, sa voix s’éleva, limpide et claire. Une voix libre.
Les femmes n’ont guère été épargnées par le régime communiste, instauré le 6 mars 1945, avec l’avènement du premier gouvernement rouge, celui de Petru Groza, porté à l’époque par les tanks soviétiques. Ouvrières ou intellectuelles, habitantes des villes ou des campagnes, les femmes roumaines se sont courageusement battues, souvent aux côtés de leurs maris, de leurs frères et de leurs pères, contre les exactions de la dictature communiste. Elles se sont battues et sont mortes dans la résistance armée, organisée par les partisans anticommunistes, retranchés dans les montagnes, elles subirent des années terribles d’emprisonnement, et nombreuses furent celles qui laissèrent leur vie dans les geôles du régime. Doina Cornea s’inscrit ainsi dans la longue et prestigieuse lignée des femmes de tête et de coeur, telles Marina Chirca, Ana Simion, Maria Plop, Arlette Coposu, Ecaterina Bălăcioiu et de bien d’autres encore, certaines dont l’histoire a retenu les noms, mais aussi de celles qui sont demeurées victimes anonymes d’un régime de terreur intense.
En 1982, à 52 ans, la professeure de français Doina Cornea décide de ne plus se taire. Elle rédige et envoie une missive à Radio « Free Europe », la radio anticommuniste par excellence à l’époque, et dont les émissions étaient diffusées sur les ondes courtes et dans toutes les langues parlées dans les pays captifs à l’Est de l’Europe. Elle dénonce dans sa lettre ouverte les abus et les pratiques discrétionnaires du parti communiste.
Interrogée en 1996 par le Centre d’histoire orale de la Radio roumaine, Doina Cornea remémorait sa relation avec le régime dictatorial de l’époque : « Mon premier texte, intitulé « Lettre ouverte adressée à ceux qui n’ont pas cessé de penser par eux-mêmes », était adressé d’abord aux professeurs qui ont, par-dessus tout, l’obligation morale de parler vrai, de dire la vérité. Cette grande leçon, je l’ai apprise de mon ancien professeur de la faculté de philologie française de Cluj, monsieur Henri Chaquier, à l’époque stalinienne. Ce principe a fait son chemin en moi, alors que l’on vivait à l’époque de la terreur absolue, l’époque stalinienne des années 50. Et c’est bien ce principe que j’ai voulu réaffirmer dans ma lettre. Quelque chose de plus fort que moi me poussait à l’écrire. Mais je ne voulais pas signer cette lettre de mon vrai nom. Je l’avais écrite et l’avais confiée à ma fille, qui me rendait visite à l’époque, elle vivait en France. Je lui avais donné pour consigne : « Je ne signe pas la lettre, ils n’ont qu’à la présenter comme ils l’entendent ». Puis, à la fin du texte, j’ai tiré un trait mais, pour qu’ils aient la certitude qu’il s’agissait d’un texte authentique, qu’il n’était pas confectionné par quelqu’un d’autre avec un nom d’emprunt, j’ai signé ainsi : « A l’intention de Radio Free Europe, Doina Cornea, universitaire à la Faculté de Philologie ».
Doina Cornea avait eu peur à l’époque de crier haut et fort la révolte qui la taraudait, elle l’avait reconnu par la suite à maintes reprises. Mais c’est la défense de son honneur qui constitua une nouvelle révélation, qui lui donna le courage d’assumer ses opinions, jusqu’au bout, après que son nom fut ébruité par mégarde sur les ondes de cette radio.
Doina Cornea : « J’étais à Vama Veche, dans ce village de pêcheurs au bord de la mer Noire, avec mon époux, qui ignorait complètement mon geste. Il n’était au courant de rien, que j’avais rédigé ce texte, que je l’avais envoyé, et moi j’avais pris notre poste de radio en vacances. Nous n’écoutions pas souvent Radio Free Europe, mais là j’avais vraiment insisté pour que l’on prenne ce poste de radio avec nous. « Mais qu’est-ce qui te prend ? », m’avait-t-il demandé. Et je lui ai avoué que je voulais écouter les transmissions de Radio Free Europe. Et dans ces maisonnettes paysannes où l’on louait une pièce chez l’habitant, on avait deux lits. J’étais assise sur l’un de ces lits, mon époux sur l’autre, et notre poste était sur le rebord de la fenêtre. Et puis, l’on a entendu la voix de la speakerine qui disait, après avoir lu mon texte : «Allons l’appeler Doina Cornea ». Je me suis figée. En toute sincérité, j’avais plus peur de la réaction de mon mari que des éventuelles répercussions politiques. Un long moment de silence s’est ensuivi entre nous. Je m’attendais à ce qu’il me crie dessus. Mais il s’était tu, c’était comme si l’on avait oublié de respirer. C’est moi qui ai brisé le silence : « Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ? ». Et lui, sans un mot, il m’a pris par le bras et l’on est sortis se promener ».
Evidemment, les répercussions n’ont pas tardé. Elle a été prise à partie, d’abord à l’Université. A quelques rares exceptions, peu de ses collègues se sont montrés solidaires et l’ont défendue. Toutefois, certains ont essayé de l’aider à faire diminuer la fureur du régime à son encontre.
Doina Cornea : « C’était horrible. Il y avait le président, Vlad, on est resté amis, encore aujourd’hui, je ne lui en tiens pas rigueur. Je comprenais la manière dont le régime fonctionnait. Mais, quand même, il aurait pu agir d’une autre manière. Il voulait que je fasse mon autocritique. Là même, dans cette réunion. Moi, je ne pouvais pas. Et il n’arrêtait pas de ressasser : « Qu’est-ce que tu as à voir avec Mircea Eliade ? Comment prétends-tu que l’intelligentsia ment, que les économistes sortent des statistiques mensongères ? ». Moi, je disais à mes étudiants ces choses-là, que l’on ne pouvait pas bâtir une société, fut-elle socialiste ou communiste, sur le mensonge. Et puis, finalement, j’ai commencé à pleurer, et alors la chef de ma chaire m’a proposé d’aller chercher un certificat médical, de me faire admettre en Psychiatrie. Allons donc ! Cela m’est venu comme un coup en plein visage, et cela m’a complètement déstabilisée. J’ai commencé à pleurer, mais l’autocritique, ils ne l’ont pas eue ».
Doina Cornea a été finalement exclue de l’Université. Mais elle n’a pas cédé. Au contraire même. Elle a continué d’envoyer ses lettres ouvertes adressées aux Roumains, au parti ou à Nicolae Ceausescu, par l’intermédiaire de Radio Free Europe. Doina Cornea s’est ensuite solidarisée avec les ouvriers grévistes de Brasov, lors de leur révolte de novembre 1987, réprimée brutalement par le pouvoir communiste et par sa police politique, la Securitate. A compter du mois d’août 1988, elle a été assignée à résidence.
Ce n’est qu’à la suite de la révolution de décembre 1989 que Doina Cornea a recouvré sa liberté. Mais sa stature morale en fit un repère dans la démocratie balbutiante des années ’90. Son apparence fragile, sa voix aux accents tremblants demeurent pour toujours une référence indéfectible dans la mémoire de ceux qui ont milité pour une Roumanie libre et démocratique. En 2016, Doina Cornea reçoit un dernier coup du destin, avec la mort de sa fille, Ariadna Combes, celle qui porta ses lettres vers le monde libre, celle qui permit aux Roumains d’entendre la voix si particulière de celle qui fut sa mère, Doina Cornea, dans les années noires et agonisantes de la fin du régime communiste.
« Je me suis efforcée de vivre comme si la peur n’existait pas, même si je l’ai ressentie. Nous devons demeurer libres et ne pas devenir les esclaves de la peur », avait-elle confié dans un entretien. (Trad. Ionut Jugureanu)