Projets russes à l’égard de la Bessarabie
La question du caractère étatique du territoire moldave compris entre la rivière Prut et le fleuve Dniestr s’est posée à compter de 1812, après l’annexion de la Bessarabie par la Russie. Cette année-là marque le début d’une rivalité qui dure depuis plus de 200 ans. Avec la question du trésor national roumain, elle a modelé les relations entre la Roumanie et la Russie.
Steliu Lambru, 04.12.2017, 13:16
En 1812, la Russie se rapprochait du Danube, alors que l’Europe était bouleversée par les guerres napoléoniennes. Dans la confrontation avec la France et avec l’Empire ottoman, la Russie tâchait d’arriver aux détroits compris entre la Méditerranée et la mer Noire, et sa direction d’offensive visait l’espace roumain. Ainsi, suite à la guerre russo-turque de 1806-1812, qui s’est achevée sur la paix de Bucarest, la Russie occupait la moitié de la Moldavie, appelée depuis lors Bessarabie. Ainsi, le caractère étatique de la République de Moldova de nos jours apparaît dans le contexte de la concurrence entre les empires français, russe et ottoman, et elle devient une périphérie multiple, une rencontre de plusieurs périphéries.
L’historien Andrei Cuşco de l’Université d’Etat de Chişinău met l’apparition de la Bessarabie sur la carte de l’Europe sur le compte de l’agitation européenne des deux premières décennies du XIXe siècle : « L’annexion de la Bessarabie par l’Empire russe en 1812 est considérée, bien des fois, avec étroitesse et parfois de manière inintéressante. A savoir comme une sorte de marché diplomatique et militaire, ce qu’elle a sans nul doute été aussi. En fait, au moment de 1812, lorsque la Russie s’approchait du Bas Danube, il y avait une concurrence inter-impériale acerbe entre l’Empire napoléonien et l’Empire russe. le problème de la Bessarabie, qui n’était pas directement lié aux guerres de Napoléon, apparaît donc d’emblée dans le contexte d’une concurrence entre les empires et dans un contexte où l’armée russe se retirait en Bessarabie. Les Principautés roumaines n’étant pas annexées, la Bessarabie était le reste qui aurait dû revenir à l’Empire russe. De l’avis des observateurs russes, le mouvement n’était pas de s’étendre, mais de se retirer. »
En tant qu’entité politique, la Bessarabie apparaît du néant, dans le sens qu’il n’existait aucun précédent censé la légitimer. C’est une construction artificielle, fait que l’on peut remarquer suite aux réactions confuses et au comportement ambigu des bureaucrates russes qui arrivent dans la région et ne savent pas quoi faire de ce territoire.
Andrei Cuşco affirme que l’administration russe avait conçu trois plans pour ce nouvel espace : « Il y a trois schémas de pensée sur cette région qui se succèdent comme dans un kaléidoscope. Le premier est formulé tout de suite après la conclusion de la paix de Bucarest. La Bessarabie devait constituer une vitrine, une province-modèle pour les peuples balkaniques. Elle était subordonnée au projet grec, tel qu’il se présentait au début du XIXe siècle, le véritable enjeu se trouvant au sud du Danube. Cette première vision sur la Bessarabie la plaçait dans un contexte ottoman et transdanubien. »
L’invention de la Bessarabie a toutefois traversé un processus plus complexe qui a tenu compte des idées de l’époque au sujet de l’Etat, de l’organisation territoriale, de l’expérimentation des valeurs modernes et du sens assumé par la Russie.
Andrei Cuşco a indiqué que la deuxième stratégie avait été inspirée par les modèles occidentaux : « Les deux autres visions sont beaucoup plus intéressantes. L’une, c’est la vision qui associe, dans l’esprit des bureaucrates russes, la Bessarabie aux périphéries occidentales de l’empire, à la Pologne, à la Finlande, aux Pays baltes, ces confins qui avaient des élites consolidées, une tradition historique bien claire et qui avaient un statut privilégié à l’époque des expériences administratives russes aux périphéries durant le règne d’Alexandre Ier. L’expérience autonomiste est lancée en 1818 en Bessarabie, pour être abandonnée une décennie plus tard, parce que les bureaucrates russes recherchaient des intermédiaires avec lesquels ils puissent collaborer, donc la noblesse locale. Ils ne trouvent pas vraiment une noblesse similaire à celle de Pologne ou de Finlande. La dualité de l’espace de Bessarabie – comme je l’appelle – se fait jour parce que l’on ne peut pas parler d’une région avec une identité claire. Les premières décennies, la Bessarabie est une région floue, en cours de cristallisation, du moins jusqu’en 1834, lorsque la frontière sur la rivière Prut devient difficilement pénétrable. C’était le Dniestr qui était resté la véritable frontière. »
Le troisième plan russe concernant l’intégration de la Bessarabie a fini par être mis en place au XIXe siècle par le tsarisme. Et la ré-annexion de la province par l’URSS au XXe siècle l’a exacerbé.
Andrei Cuşco: « C’est le 3e schéma administratif d’intégration de la Bessarabie à l’Empire russe qui allait prévaloir. Il s’agit d’associer la Bessarabie à la contrée située dans son voisinage est immédiat, à savoir la Nouvelle Russie. Cela se passait immédiatement après 1828, après la liquidation de l’autonomie, lorsque la Bessarabie est conçue de plus en plus comme une contrée de colonisation destinée à être peuplée par des colons étrangers, surtout dans le sud. Du point de vue du centre, une expérience autonomiste telle que celle de 1818 n’est ni imaginable, ni profitable. Mais il existe un danger dans l’analyse de ces schémas, celui de voir la cohérence là où elle n’existe pas. Les impulsions et les modèles suivis par les bureaucrates russes n’étaient pas aussi raisonnables que les historiens les présentent aujourd’hui. Il ne faut pas oublier que jusqu’en 1830, la Bessarabie ne figurait même pas sur les cartes russes comme une région séparée du reste de l’espace roumain, du point de vue des Russes. La Bessarabie était une partie des territoires habités par les Roumains, à l’instar de la Valachie et de la Moldavie, et les perceptions sont très similaires. Les Russes ont un problème à délimiter la spécificité de cette région, non seulement par rapport à l’Empire russe, mais aussi par rapport à l’ensemble de l’espace roumain. »
La Bessarabie devenait ainsi un gouvernorat russe, mais qui restait à la périphérie de l’Etat russe. Habitée majoritairement par des Roumains même aujourd’hui, son histoire est liée aux intérêts impériaux. (Trad. Ligia Mihaiescu)