La culture de la pénurie
C’est surtout dans les années 1980 que la pénurie est devenue le mot d’ordre du quotidien des Roumains qui se voyaient obligés de patienter de longues heures dans des files d’attente pour acheter n’importe quel objet de consommation. Les historiens ont cherché dans les archives les plaintes des Roumains envers les autorités du Parti communiste dans lesquelles ils réclamaient différents manques. Dans une situation économique déplorable provoquée par les politiques menées par un régime incompétent et obtus, les Roumains arrivaient à se bâtir d’amples réseaux sociaux pour surmonter la pénurie.
Steliu Lambru, 11.04.2016, 14:21
Ecoutons l’historienne Mioara Anton de l’Institut Nicolae Iorga de Bucarest décrire ce nouveau mécanisme : « Interdit, mais possible, tel était un des paradoxes du quotidien communiste. La pénurie, les restrictions et le rationnement des produits alimentaires imposés par le régime Ceausescu pour cacher une réalité économique désastreuse ont souvent généré des solutions ingénieuses par le biais desquelles tout était permis et réalisable. De véritables réseaux informels de survivants et de débrouillards sont apparus, réunissant des personnes prêtes à tout moment à trouver une solution aux problèmes apparemment insurmontables de l’existence quotidienne : depuis une IVG, interdite à l’époque, jusqu’à un emploi, lui aussi impossible à obtenir, en passant par tout autre objet d’utilisation courante. Toutes les catégories sociales étaient présentes dans ces réseaux en fonction de leurs intérêts et besoins économiques et sociaux. Les réseaux informels ont fonctionné selon d’autres règles que les normes officielles et ont constitué une alternative profitable, surtout pour les personnes qui les géraient, mais aussi pour les bénéficiaires de biens et de services. L’économie secondaire a toujours été dépendante du secteur d’Etat, de ses ressources, et elle a toujours utilisé les différentes voies de distribution de ce secteur ».
Les réseaux sociaux qui essayaient de survivre à la pénurie étaient pourtant connus par les autorités communistes. Ce qui plus est, nombre de responsables des différentes autorités y faisaient partie. Mioara Anton : « Les réseaux informels ne sont pas une particularité roumaine, ils étaient spécifiques à tous les régimes communistes. Ils constituaient un moyen par lequel les gens ont réussi à rendre leur existence sous le communisme plus supportable. Les documents permettant de reconstituer les pratiques quotidiennes sont les mémoires, les journaux, les interviews avec des apparatchiks en bas de la hiérarchie du PCR, avec les débrouillards, soit avec les artisans des réseaux qui s’étaient emparés de toutes les structures du parti et de l’Etat. Nous avons aussi des documents officiels, des notes, des rapports qui illustrent l’évolution et l’importance des réseaux dans l’ensemble de l’économie centralisée. Leur multiplication a été directement liée à l’amplification du phénomène de la corruption et à la généralisation de la pénurie. Par exemple, les campagnes d’éradication des pourboires au début des années 1970 et la lutte contre ce que les autorités appelaient « le parasitisme social » ont compté parmi les quelques tentatives publiques du régime de mobiliser la société en vue d’instituer des normes généralement acceptées et qui étaient liées selon la rhétorique officielle à l’adoption par tous les citoyens d’un comportement correct ».
Hormis les actions de déstructuration produites par la pénurie, le régime a également essayé de réagir, explique Mioara Anton : « Alors que les programmes de développement de l’économie ont peu à peu échoué, de nouvelles règles de gestion de la pénurie ont été élaborées. Je dois mentionner en ce cas le programme d’autogestion et d’auto-approvisionnement de la population, émis en 1981, par lequel le régime interdisait la vente des produits alimentaires aux personnes qui n’étaient pas résidentes de la même localité que le magasin. Une année plus tard, le programme de l’alimentation rationnelle voyait le jour, suivi par le rationnement de tous les aliments, mais aussi par une législation spéciale qui punissait les actions économiques générées par la pénurie. La planification centralisée illustrée dans la propagande communiste par les plans quinquennaux réalisés en quatre ans et demie et ciblés sur la qualité et l’innovation scientifique a été un échec jamais reconnu et assumé par le régime Ceausescu. La tentative de Iulian Dobrescu, chef du Comité d’Etat de la planification, de convaincre Ceausescu de la nécessité d’adapter la production aux tendances de l’économie mondiale a échoué en 1982. Dobrescu a insisté dans une analyse sur le besoin de réaliser un rapport correct entre qualité et quantité qui aurait mené à son avis à une croissance économique et à moins de privations pour la population. Ses suggestions ont été ignorées et finalement Dobrescu a démissionné de se fonctions. »
A première vue, la pénurie a été un produit de la crise économique. Pourtant, de l’avis de l’historienne Mioara Anton, elle a eu comme cause profonde la nature même du régime. « Une autre direction qui a encouragé le développement de l’économie informelle a été ce que l’historien américain Jowitt a appelé le familialisme du régime. C’est-à-dire que le monopole du parti a été miné par un système corrompu développé au niveau de l’élite et en connexion avec celle-ci, ce qui a simplifié les transactions illégales ou presqu’illégales. Le parti a permis et même consolidé certaines attitudes et comportements politiques traditionnels tant au sommet du pouvoir qu’au niveau de la société. L’image que le leader s’était formé sur la société était plus qu’optimiste. A son avis, la consommation par habitant avait augmenté, les magasins étaient pleins de différents produits, même si ceux-ci ne répondaient pas à tous les goûts, alors que le niveau des soins médicaux était tout à fait normal. » La culture de la pénurie a pris fin en 1989. Mais son héritage, les réseaux de débrouillards, allaient malheureusement survivre et jouer un rôle crucial dans la naissance de l’économie capitaliste roumaine au début des années 1990.