La génération des enfants à clé pendue au cou
Les enfants nés entre 1965, date de linstallation au pouvoir de Nicolae Ceauşescu, et 1970, et surtout ceux qui ont vu le jour après 1966, année du décret 770 sur linterdiction des IVG, ont été appelés « la génération à clé pendue au cou ». Ceux qui approchent maintenant la cinquantaine sont également connus sous le nom de « decreţei » – « enfants du décret ». Ils devaient être éduqués dans lesprit des idées socialistes et communistes pour conduire le pays vers le communisme.
Steliu Lambru, 29.06.2015, 14:38
La métaphore « enfants à clé pendue au cou» sinspirait dune triste réalité. Les parents accrochaient la clé de lappartement au cou de leurs enfants pour leur permettre dy entrer après les classes. Ils mettaient ainsi sur leurs épaules une tâche trop lourde, celle de protéger le logement et par conséquent la famille. La clé portée autour du cou donnait aux petits le sentiment dêtre forts, dêtre les égaux des adultes. Elle leur insufflait aussi la sensation de liberté et limpression dêtre en état de prendre des décisions. Cétaient des enfants de 11 à 12 ans, dont les parents travaillaient dans les usines et les fabriques en trois services de relais et qui navaient pas toujours de grands – parents prêts à les surveiller. Ils employaient le temps comme bon leur semblait en attendant le retour des parents. Les jeunes des années 1970 habitaient les immeubles des quartiers ouvriers des grandes villes du pays.
Lhistorienne Simona Preda, qui fait partie elle-même de cette génération, sy est penchée de plus près. Selon elle, les caractéristiques de sa génération relèvent de la soumission: « Une génération éduquée à se taire, à écouter et à ne pas sortir des sentiers battus, à saluer avec honneur la gloire du parti, la génération entre 1965 et 1989, très étroitement liée à cette configuration urbanistique. Cest le moment où le paysage citadin change, où le conglomérat dimmeubles locatifs communiste apparaît, et des quartiers se font jour suite aux démolitions. La Roumanie change pratiquement de visage architectonique et urbanistique. Nous autres, qui avons grandi dans les crèches et moins chez les grands-parents, qui avons habité dans les immeubles locatifs et auxquels notre enfance est liée, nous sommes la génération à la clef accrochée au cou. Pourquoi étions-nous sages, les mains au dos ? Parce quil fallait écouter le message du parti omniprésent. Le parti nous apprenait à écouter, à être dociles, à avoir des rêves strictement à hauteur des velléités et des desiderata du régime. Le parti nous apprenait de tout, sauf à être libres. Il nous apprenait que tout était possible tant que cette possibilité avait trait à lutopie communiste. »
Lidéologie et le style du pouvoir déchanger avec les citoyens sest caractérisé au plus haut degré par la brutalité, lopacité face à louverture et une éducation répressive. Dans les années 1960-1970 il ny avait pas de signaux que le régime communiste, installé en 1945, pouvait être remplacé, et les gens sétaient résignés et tentaient de vivre autant que possible à labri des intrusions du pouvoir abusif. Cest ainsi quils ont fait lapprentissage de la duplicité, ce que George Orwell a nommé la double pensée dans son roman 1984.
Simona Preda a souligné que la génération à la clef pendue au cou a été le cobaye de la pédagogie de la duplicité : « Depuis que nous étions petits, nous avons été obligés à apprendre aussi la leçon de la duplicité. On nous parlait dune certaine manière à lécole, et dune autre façon à la maison, et cest dune manière encore différente que nous suivions le discours officiel à la Radio ou à la télévision ou dans la presse. Cette génération des hommes nouveaux a façonné notre devenir et notre personnalité dès notre enfance daprès la leçon de la duplicité. Il ne fallait pas dire à lextérieur ce que lon entendait dans la maison. Peut-être que le grand-père ou le père écoutaient Radio Free Europe, peut-être quil y avait certains conseils, certains secrets, mais qui ne devaient pas être révélés à lextérieur. Cette notion, « à lextérieur », mérite un peu dattention, parce que le système communiste a toujours présenté le capitalisme et la notion de « à lextérieur » comme étant quelque chose de blâmable et dinéquitable demblée. Tout ce qui présupposait une frontière, même symbolique, la notion de « à lextérieur », faisait partie de ce champ de laltérité qui devait être blâmée et opposée au régime communiste « de lintérieur. »
La dépersonnalisation a été une méthode danéantissement de lennemi, très utilisée par les tyrannies. Pour le communisme, elle a représenté lunique moyen de façonner la personnalité des gens. Comme cette génération à clé devait remplacer celle qui gardait toujours des réminiscences bourgeoises au niveau de léducation et de la conduite, la dépersonnalisation passait non seulement pour une méthode de la pédagogie communiste, mais aussi et surtout pour une manière de rendre plus facile le parcours professionnel des futurs adultes.
Simona Preda: « Que supposait cette dépersonnalisation? Le desideratum suprême du régime était de réduire lhomme nouveau à létat de masse amorphe, où lindividualité était encouragée peu ou prou à se faire remarquer. Les différentes distinctions accordées en ces temps-là récompensaient non pas lindividu, mais la classe, le détachement de pionniers, lécole, le département. Surtout vers la fin du régime communiste, on a tenté de faire fondre les millions de petits « Moi » en un immense « Nous ». Les premières pépinières des futurs hommes nouveaux étaient les organisations de « Faucons de la patrie » et de pionniers. »
Au plus haut niveau, sous le contrôle de lidéologie, la pédagogie répressive et la propagande se sont donné la main pour forger lhomme nouveau: un communiste dépersonnalisé, rééduqué. Au niveau intermédiaire, ce rôle incombait aux activités périscolaires, dont les cercles et les cénacles, les travaux agricoles, lactivisme politique des enseignants. En bas de cet échafaudage, il y avait les projets que se faisaient les parents quant à la place de leur progéniture dans un monde toujours plus hostile, comme les années 1980 allaient savérer dailleurs.
A la grande surprise du régime communiste, ce sera cette génération à clé qui lui portera le coup de grâce en 1989. Cette génération, dépouillée de personnalité et épuisée par de tristes perspectives existentielles, allait voir séveiller en elle le sens de la liberté et de la dignité humaine. Alors là, au lieu de construire le socialisme, elle retournera aux valeurs humaines, démocratiques, bafouées par la tyrannie communiste. (trad.: Mariana Tudose, Ligia Mihaiescu)