Barques en carton
Le 1er juin 1942, le régime du maréchal Ion Antonescu entamait la déportation des Roms dans les camps de travail de Transnistrie. Sur les 25 à 38 mille personnes envoyées travailler de l’autre côté du Dniester, près de 1500 étaient encore en vie à la fin de la guerre. Les conditions de vie et de travail étaient extrêmement précaires, la dysenterie et le typhus exanthématique étant les principales causes du taux de décès élevé parmi les détenus. Malgré l’opposition du roi Michel 1er et de la reine-mère Elena, le gouvernement Antonescu n’a ni libéré les Roms ni amélioré leurs conditions de vie. La motivation officielle était que les Roms nomades représentaient un danger social.
Steliu Lambru, 03.02.2014, 13:52
La tragédie collective des Roms a aussi engendré des mythes, dont celui des barques en carton. Les Roms auraient été embarqués dans de petits bateaux en carton. Trempées d’eau, ces embarcations auraient crevé au milieu de la rivière Bug et les personnes à bord se seraient noyées. Adrian Nicolae Furtuna a dirigé une équipe de recherche qui a démontré que les barques en carton étaient un mythe: « Aucun document des archives ne fait état de cet épisode. Il n’y a aucun témoin oculaire parmi les survivants que nous avons interviewés ni parmi les personnes qui affirment que ces barques ont existé. L’histoire, c’est que les Roms ont été embarqués dans un bateau en carton laissé au gré du vent et des courants, et qu’une fois la barque imbibée d’eau, les Roms seraient morts noyés. A faire une analyse comparative avec la manière dont les Juifs sont morts en Transnistrie, on constate que l’histoire de la barque comporte aussi un brin d’ironie et d’hilarité. Dans le cas de la barque, la comparaison soulève de très nombreux points d’interrogation. Selon nos recherches, le mythe puise ses origines dans le naufrage du bateau Struma, qui a eu lieu toujours en février 1942. Les Roms ont repris cet événement et l’ont reformulé selon leur propre culture. Plusieurs éléments ont favorisé cette représentation sociale. Parmi eux, le plan du maréchal Antonescu selon lequel, au début, les Roms auraient dû être déportés par voie d’eau. Avant d’être déportés, ils ont été recensés, la gendarmerie faisant du porte-à-porte pour indiquer clairement qui allait être déporté. Une représentation sociale est une chaîne tout entière. Il y a aussi des documents qui attestent le nombre de Roms et de charrettes qui devaient arriver dans chaque ville — port sur le Danube. Et les Roms pensaient qu’ils allaient finir comme les Juifs, à savoir noyés».
La mémoire poraimos ou celle du génocide des Roms est faible parmi les jeunes Roms d’aujourd’hui. Adrian Nicolae Furtună explique le fonctionnement de la chaîne de souvenirs et de reprises dans d’autres tragédies pour construire le mythe: «Nous avons essayé d’aller au-delà du mythe et nous avons voulu voir ce que cette histoire englobait. La plupart des jeunes Roms ne disposent pas d’éléments concrets relatifs à la déportation en Transnistrie. Ils ne connaissent pas l’année où la déportation a commencé, ni ne savent des mots-clé tels que «Bug» et «Transnistrie». Par contre, ils connaissent l’histoire des barques en carton. Ils l’associent à l’Holocauste des Juifs, qui a eu lieu en Occident. C’est parce que l’Holocauste a été beaucoup plus médiatisé. Beaucoup de jeunes Roms disent que les Roms déportés en Transnistrie ont été gazés. Or ces choses-là ne sont pas arrivées. Nous nous sommes proposé de voir comment l’histoire était transmise d’une génération à l’autre. Dans le cas des Roms, il y a une manière différente de s’y prendre, parce que les Roms ont fait passer des mythes et des contes. Ceux qui travaillaient le bois disent que les membres de la Maison royale utilisaient des cuillères et des récipients en bois et c’est grâce à cela qu’ils n’ont pas été déportés. Bien entendu, nous avons aussi des cas de personnes déportées qui travaillaient le bois, et les villages qui n’ont pas été déportés motivaient, par comparaison avec les autres, qu’ils produisaient des biens utilisés par la Maison royale. Encore un mythe parlant sur la culture des Roms».
Le mythe des barques en carton a une fonction, à savoir celle de préserver la mémoire du génocide contre les Roms, même si c’est en s’y prenant d’une autre manière. Adrian Nicolae Furtună : «J’interrogeais une tante de 90 ans. Elle n’avait pas été déportée, mais à son âge, elle pouvait m’offrir des informations concrètes sur la situation générale de l’époque. Pendant l’entretien, son petit-fils lui a suggéré en passant de me raconter comment Antonescu les avait mis dans les barques en carton. Et il le disait en riant. Quand je vais dans les communautés, parfois je me fais accompagner d’équipes de tournage qui attirent l’attention des habitants qui savent que nous recherchons des survivants. Et ils disent, en riant: «Costicà, fais-les venir chez toi, parce que toi aussi, tu as été au Bug». Cela montre la manière dont les Roms se rapportent à l’événement, et la racine historique de la déportation, c’est qu’il y a eu des critères sociaux à cela. C’étaient surtout les Roms qui n’avaient pas de maison, qui n’avaient pas d’emploi qui ont été déportés. C’était un équarrissage social. Et cela a donné lieu à une certaine dérision: quoi, mon voisin qui n’a pas d’emploi est déporté, et moi pas. Il n’y a pas eu de solidarité entre les gens et alors la fonction du mythe des barques en carton est de préserver la mémoire. Mais il la conserve de manière ironique, d’une façon différente de celle dont une personne appartenant à la culture occidentale s’y rapporterait en faisant référence à un événement aussi tragique que la déportation».
Même si l’épisode des barques en carton n’a pas existé, la tragédie de ces pauvres gens ne saurait être niée. Et les projets de construire de nouvelles sociétés, par l’annihilation de certains groupes de gens, ne peuvent être que dégoûtants. (trad.: Ligia Mihaiescu, Alexandra Pop)