Théâtre et thérapie antidépressive
Période par excellence joyeuse et sans soucis pour beaucoup d’entre nous, la période des fêtes revêt pour d’autres des connotations sombres, qui font ressortir les idées noires et les pousse à la dépression. Maladie psychique aussi ancienne que l’humanité, il semblerait que la dépression soit de plus en plus répandue à présent, peut-être à cause des provocations tellement variées et consubstantielles à la société moderne. Selon l’OMS, la dépression constitue la principale cause de handicap au niveau mondial, touchant une personne sur six. En 2015, reprenant les dernières statistiques disponibles, la Roumanie enregistre un million de cas de dépression.
Christine Leșcu, 26.12.2018, 12:10
Si, pendant des années, les Roumains se sont montrés plutôt réticents pour en parler ouvertement et en chercher un traitement, il semblerait que la situation change actuellement, selon la psychologue Flori-Ana Buzilă : « Il existe encore une certaine réticence, mais en même temps j’ai pu constater, y compris parmi mes patients, qu’elle commence à être mieux acceptée d’un point de vue social, avec aussi la figure professionnelle qui s’y rattache, celle du psychologue. Le psychiatre doit encore faire face à une réticence plus importante, car beaucoup considèrent que seuls les fous vont le voir. Mais il faut comprendre que cela arrive, qu’il s’agit d’un déséquilibre au niveau du cerveau, et qui affecte son fonctionnement normal. Dès lors, suivre un traitement adéquat est notre chance de guérison. Sinon, on peut traîner inutilement une maladie parfaitement guérissable, et qui ne fera qu’empirer, affectant notre qualité de vie ».
Les symptômes de la dépression peuvent être facilement confondus avec des sautes d’humeur, de la tristesse, c’est pourquoi aller consulter est indispensable pour avoir un diagnostic exact. Et puis aussi, souvent, ceux atteints de dépression ne sont pas conscients de ce qui leur arrive. Ils ressentent surtout une période prolongée, de plus de deux semaines, de fatigue chronique, de manque d’énergie et de concentration, un bouleversement des heures de sommeil et de l’appétit.
Flori-Ana Buzilă précise : « Ces symptômes peuvent durer jusqu’à deux mois. Lorsque l’on arrive à ce point, il faut se ressaisir, c’est dans notre intérêt, demander de l’aide, pour comprendre s’il s’agit d’une dépression. Ou alors intervenir lorsque l’on constate un état altéré de fonctionnement chez un proche. Les autres symptômes sont la difficulté de se concentrer, le fait de s’auto discréditer, le sentiment de culpabilité ou encore constater des difficultés à prendre des décisions, à faire des choix qui nous paraissaient autrefois faciles à faire. Tout peut aller jusqu’aux idées noires, penser à la mort, au suicide, que l’on voie alors comme seule issue possible. Là, une intervention d’urgence est nécessaire ; penser pouvoir guérir tout seul est irréfléchi ».
Pour aider les dépressifs à mieux comprendre ce qui leur arrive mais, surtout, pour aider les bien portants à comprendre ceux qui en sont atteints, le théâtre constitue un outil intéressant. Inspiré de l’expérience Le chat de Schrödinger, réalisée par le physicien Erwin Schrödinger pour mettre en évidence les paradoxes de la mécanique quantique, Alexa Băcanu a composé un texte dramatique portant le même titre, mis en scène par Alexandru Berceanu et joué sur les planches de Unteatru. Un chat est enfermé dans une boîte avec à ses côté un flacon fermé, contenant du poison. Si l’on détecte des radiations à l’intérieur de la boîte, le flacon sera brisé, libérant le poison qui va tuer le chat, alors que la mécanique quantique prétend que le chat est à la fois vivant et mort, au même moment. Toutefois, lorsque l’on regarde dans la boîte, le chat est soit vivant, soit mort.
Alexa Băcanu parle des paradoxes de son texte : « J’ai utilisé cette anecdote de Schrödinger pour étayer ma thèse. Un dépressif est à la fois mort et vivant. J’ai essayé de mettre le haro sur cette question. D’ailleurs, les artistes impliqués dans le projet ont bien dû approfondir ces sujets ».
En Roumanie, la santé mentale n’est pas une priorité des politiques publiques, estime Alexa Băcanu. Cela ressort de manière évidente lors des focus groupes que l’on a utilisés dans la phase exploratoire. Alors, une pièce de théâtre peut mettre sous les feux des projecteurs non seulement une question tout aussi répandue que négligée, mais aussi la souffrance qui touche vos proches, qui vous touche parfois vous-même, et cela sans même vous en rendre compte. « Le chat de Schrödinger » invite par-dessus tout à l’empathie.
Alexa Băcanu explique : « Les bien portants ont tendance à minimiser la souffrance des autres, tant qu’elle n’est pas visible. La dépression, l’anxiété peuvent avoir des symptômes qui passent inaperçus. Parfois, ces maladies s’accompagnent de souffrances physiques manifestes, parfois ce n’est pas le cas. Mais j’espère que cet appel à l’empathie de ce spectacle va fonctionner. Et pour ceux qui sont touchés, il est important qu’ils comprennent qu’ils ne sont pas seuls, que la dépression n’est pas la fin du monde, même si elle y ressemble à s’y méprendre. La vérité, c’est que la situation peut s’améliorer, à condition de demander de l’aide. »
L’invitation semble porter. Alexa Băcanu parle des réactions des spectateurs : « J’ai été contente de constater que l’on pouvait rire à ce spectacle. On n’a pas voulu jeter les spectateurs dans la déprime, même si l’on aborde la dépression. J’ai voulu que le spectacle ait de l’humour. Et plusieurs spectateurs auxquels j’en ai parlé par la suite m’ont dit s’être retrouvés dans ce qu’ils ont vu et entendu. Les gens pensent qu’ils traversent une expérience unique lorsqu’ils sont affectés par la dépression, c’est pour quoi il leur est d’autant plus difficile d’en parler pour demander de l’aide. Mais ils ont compris que beaucoup d’entre nous passent par cette case de la dépression, mais aussi qu’il existe des traitements, des solutions ».
Le théâtre ne vaut pas thérapie. Mais il aide à mieux saisir la maladie, à mieux se comprendre soi-même, nous assure la psychologue Flori-Ana Buzilă : « Pour parler de la valeur de l’acte dramatique en lien avec la dépression, il s’agit surtout de mieux comprendre cette maladie. Lorsque j’assiste à une pièce de théâtre, que les personnages me parlent des choses qui me sont familières, qu’ils agissent de même, j’arrive à m’y identifier. Et puis, une fois que je comprends qu’ils souffrent de dépression, je comprends que je traverse la même chose, éventuellement depuis un bon bout de temps déjà. C’est la raison pour laquelle le théâtre constitue un outil important pour comprendre la maladie, pour m’aider à devenir responsable et à me prendre en charge ». (Trad. Ionut Jugureanu)