Rapport sur les enfants institutionnalisés de Roumanie
La manière dont une société gère le problème des enfants témoigne de son degré de civilisation. Les siècles passés, abandonner ses enfants c’était un phénomène courant. La société moderne tente, elle, d’y trouver une solution au niveau des institutions de l’Etat. Mais cette solution n’est pas suffisante en elle-même.
Monica Chiorpec, 17.07.2019, 12:20
Le philosophe Gabriel Liiceanu explique : « C’est un progrès de la civilisation mondiale, le fait que les enfants abandonnés arrivent dans des centres spécialisés. A regarder de l’extérieur, c’est sans doute un pas en avant, un progrès. Mais par rapport à quoi ? A la fin du 18e siècle, un des hommes de culture d’Europe, idole de la spiritualité occidentale, Jean-Jacques Rousseau de son nom, était un personnage qui abandonnait ses propres enfants sur les marches de l’église, alors qu’il passait pour un des grands pédagogues du monde et qu’il écrivait des traités solides sur comment il fallait élever sa progéniture. C’était la manière de la société de cette époque-là de résoudre le problème des enfants non désirés.»
Qu’en est-il dans la Roumanie d’aujourd’hui? Pour répondre à cette question, le parlementaire Vlad Alexandrescu a fait plusieurs déplacements pour se mettre au courant notamment de la situation médicale des enfants abandonnés. Ses conclusions sont à retrouver dans le livre intitulé « Les enfants d’Hérode. Rapport moral sur les enfants laissés à la charge de l’Etat», récemment paru aux éditions Humanitas.
Lors du lancement du livre, Vlad Alexandrescu a expliqué : « En tant que parlementaire, j’ai pu faire plusieurs démarches: m’adresser directement aux institutions compétentes, leur demander des réponses à des questions très précises sur le nombre d’enfants abusés, sur les types d’abus enregistrés par la police, sur leurs traitements médicaux et psychiatriques qu’ils reçoivent. De même, je me suis intéressé à la traite de personnes à l’étranger, dont de nombreuses victimes sont des enfants ou des jeunes. Le résultat de toutes ce démarches, vous l’avez aujourd’hui devant vous, publié pour la première fois sous forme de livre, grâce à la générosité de la maison d’éditions Humanitas.»
La pauvreté extrême est la principale cause de l’abandon des nouveau-nés ou des enfants en très bas âge, constate le rapport de Vlad Alexandrescu. L’expérience traumatisante que ces petits vivent laisse des traces profondes et a des conséquences négatives sur leur développement psychique et émotionnel.
Vlad Alexandrescu précise : « C’est le cas d’environ 65% des enfants se trouvant à la charge de l’Etat. Ils proviennent de familles qui vivent dans une pauvreté extrême. D’ailleurs, l’institutionnalisation est un des effets de la pauvreté extrême en Roumanie. Mais une bonne partie de ces enfants ont été abandonnés dès la naissance ou tout de suite après. Certains passent d’un hôpital à l’autre avant d’entrer dans le système de protection de l’Etat. Or, l’hôpital n’est pas un endroit où ils puissent grandir. Par conséquent, dès un très jeune âge, ils vivent le trauma de l’abandon, qui devient, peu à peu, une souffrance psychique permanente. »
L’époque communiste a perturbé l’équilibre social du pays par l’interdiction de l’avortement. Résultat : toute une génération d’enfants non désirés, surnommée « les enfants du décret ». Et pour cause. Par le Décret du 1er octobre 1966, le dictateur Nicolae Ceausescu interdisait les IVG et les moyens de contraception. Quelques exceptions d’ordre éthique étaient permises seulement. Après la chute du régime, en 1990, le New York Times consacrait un article aux enfants abandonnés de Roumanie. La situation était plus que dramatique : les orphelinats roumains étaient surpeuplées et la plupart des enfants avaient de graves troubles psychiques. Une image de la Roumanie qui a fait le tour du monde et par laquelle notre pays a été identifié pendant de longues années.
De nos jours, bien que la loi ne permette plus que de tels drames se produisent, certains enfants abandonnés arrivent toujours dans les sections de psychiatrie des hôpitaux.
Vlad Alexandrescu explique : « Il existe une idée reçue dans la psychiatrie roumaine. Les médecins psychiatres considèrent en quelque sorte qu’il est normal qu’un enfant institutionnalisé franchisse le seuil de l’hôpital. Certes, après l’hospitalisation psychiatrique, après l’administration d’un traitement aux médicaments neuroleptiques, le psychiatre doit recommander la réévaluation périodique de l’enfant et l’introduction graduelle d’une psychothérapie. Ce qui n’arrive pourtant jamais. »
Pour sa part, le philosophe Gabriel Liiceanu estime que l’absence de fonds et la bureaucratie excessive ne sont pas les seuls aspects qui rendent difficiles la création de centres de placement en accord avec l’époque où nous vivons. Malgré les contrôles et les sonnettes d’alarme tirées par les médias, on a souvent l’impression d’avoir perdu la lutte contre cette institution gigantesque. Dans ce contexte, la solidarité et l’implication de l’ensemble de la société pourraient alléger la souffrance des enfants abandonnés.
Gabriel Liiceanu : « Par ailleurs, si nous avions tout l’argent du monde pour investir dans de tels centres, écrit l’auteur du livre, le problème ne serait tout de même pas résolu, parce qu’il est comblé par une bureaucratie affreuse, impossible à déstructurer. Que peut-on faire au moment où en on devient conscient ? Seuls, rien. On peut se plaindre par-ci, par-là, se sentir très mal, ne plus dormir la nuit, avoir des pensées sombres sur l’humanité. Mais ensemble, nous pouvons réussir. Car l’indignation est la source de vie d’une société, qui l’aide à trouver des solutions. Tant qu’on est indigné on est vivant. On n’est plus indigné ? Alors on est mort et le monde autour de nous s’effondre. »
Avant de terminer notons que le livre intitulé « Les enfants d’Hérode. Rapport moral sur les enfants laissés à la charge de l’Etat » de Vlad Alexandrescu sera bientôt lancé sous forme numérique, de eBook, par les mêmes éditions Humanitas. (Trad. Valentina Beleavski)