La vision utilitariste des migrations de travail
En 2022, le gouvernement roumain a fixé un quota de 100 000 visas de travail accordés chaque année à des travailleurs étrangers. Selon les données fournies par l'Inspection générale de l'immigration, les communautés les plus nombreuses pour lesquelles des visas de travail ont été délivrés sont les Népalais, les Sri Lankais, les Pakistanais et les Bangladais. Les principaux secteurs demandeurs de main-d'œuvre étrangère sont la construction, l'agriculture, le nettoyage, la logistique, l'automobile, l'hôtellerie et le secteur alimentaire. Mais nous parlons rarement de ces nouveaux arrivants en termes non économiques.
Iulia Hau, 19.03.2025, 13:25
La vision utilitariste des migrations de travail
En 2022, le gouvernement roumain a fixé un quota de 100 000 visas de travail accordés chaque année à des travailleurs étrangers. Selon les données fournies par l’Inspection générale de l’immigration, les communautés les plus nombreuses pour lesquelles des visas de travail ont été délivrés sont les Népalais, les Sri Lankais, les Pakistanais et les Bangladais. Les principaux secteurs demandeurs de main-d’œuvre étrangère sont la construction, l’agriculture, le nettoyage, la logistique, l’automobile, l’hôtellerie et le secteur alimentaire.
Mais nous parlons rarement de ces nouveaux arrivants en termes non économiques. Luis Escobedo, chercheur d’origine péruvienne vivant en Roumanie, étudie en profondeur la question du racisme et de l’interculturalité. Après avoir travaillé et vécu en Pologne et en Afrique du Sud, Escobedo est actuellement associé de recherche à la Société pour les études interculturelle et la migration de Bucarest et au Groupe pour le changement institutionnel et la justice sociale. Il est également chercheur associé à l’Université Free State en Afrique du Sud. Il parle de la perspective utilitaire que nous avons en tant que société sur les migrations récentes.
Une vision tronquée du développement
Luis Escobedo: « Nous pouvons parler de trois éléments concrets qui construisent ce type de perspective. Le premier est le fait que la Roumanie est orientée vers l’ouest. Et à l’ouest, il y a déjà une perspective utilitaire. C’est-à-dire que, pour eux, l’immigration est un outil qui permet de résoudre les problèmes démographiques et économiques. En même temps, nous avons d’autres éléments, nous avons un élément néo-libéral, qui est lié au premier élément. Nous avons une vision très claire de l’Occident, nous en parlons comme d’un élément monolithique, sans diversité, (nous considérons) que tout est plus développé là-bas, qu’ils sont meilleurs que nous, nous ne parlons pas de complexité, et cela correspond à l’élément néolibéral. Pour cet occident global, il n’y a donc qu’une seule façon de penser le développement. Et cette façon, c’est celle où l’économie de marché ou la mondialisation est la seule option que nous ayons ».
Le troisième élément que l’expert met en avant est la construction idéologique d’une classe moyenne, à laquelle adhèrent surtout les citadins. Selon le discours associé à cette idéologie, le travail acharné équivaut à la valeur humaine. « Si nous travaillons vraiment dur, nous pouvons arriver partout et réussir », est une phrase qui résume cette idée, selon Luis Escobedo. Le péché de ce discours, selon le chercheur, est qu’il ne tient pas compte des différences d’environnement, de sexe, d’orientation sexuelle, de classe sociale, etc.
Des identités complexes et multiples
Lorsqu’on lui demande comment cette perspective utilitariste affecte les migrants en Roumanie, Luis Escobedo répond :
« Nous considérons un migrant ou la migration en général comme quelque chose que nous pouvons utiliser et non comme quelque chose qui inclut des personnes, des gens comme nous, des gens normaux, des gens avec des vies et des expériences différentes. De notre point de vue, ils sont simplement des gens qui appartiennent à un groupe de travailleurs venus pour développer notre économie et résoudre nos problèmes démographiques. Ils n’ont pas de rêves, plus de familles, nous n’avons de plans, de projets, etc. Ils ne sont pas considérés comme des personnes complexes mais comme une catégorie abstraite de migrants. On leur dit simplement : « Vous êtes venus ici pour travailler et payer des impôts ».
L’expert explique que cette attitude, qui ne tient pas compte des nuances, ne peut pas prendre en considération les circonstances différentes de chaque personne. C’est pourquoi les migrants qui font face à des problèmes personnels, des problèmes de santé ou des conditions de travail abusives, sont très vulnérables.
Stratégies de survie et espoir de vie
Interrogé sur les stratégies utilisées par les migrants pour faire face aux situations difficiles auxquelles ils sont confrontés, M. Escobedo a répondu :
« Tout d’abord, il est difficile de réaliser que quelque chose leur arrive. Oui, ils sont fatigués. C’est normal, parce qu’ils travaillent dur, parce que c’est comme ça pour nous, les migrants. C’est notre réalité. Les gens sont très heureux d’avoir pu venir ici, alors que d’autres ont une vie bien pire que la leur. Donc dans un premier temps, ils développent un genre de défense ou de discours de défense autour du fait qu’ils sont ici. Mais en même temps, la réalité est dure. Par exemple lorsqu’ils rentrent chez eux et qu’il n’y a rien dans le frigo ou qu’ils n’ont pas d’électricité pour brancher le frigo ou qu’ils doivent partager un frigo avec d’autres personnes. Il y a aussi des conflits et des hiérarchies : qui mange en premier, qui doit attendre pour utiliser la cuisine – si tant est qu’il y ait une cuisine. À ce stade, des tensions, des conflits, des problèmes internes commencent à apparaître. Mais en même temps, apparaissent aussi des solutions. Comment procédons-nous ? Nous sommes cinq ou six à la maison et il y a de plus en plus de monde dans la cuisine ? Je connais quelqu’un qui travaille et mange sur son lieu de travail. Alors je commence à manger là-bas, je commence à développer des relations sociales grâce auxquelles je peux peu à peu m’en sortir ».
À un niveau plus profond, explique Escobedo, d’autres stratégies sont liées aux meneurs qui se forment dans ces communautés – des meneurs qui commencent à développer des institutions, à défendre des droits, à construire des communautés de soutien émotionnel ou des espaces où ils peuvent bénéficier d’une reconnaissance culturelle de la part de la culture d’accueil. Une autre stratégie tout aussi valable consiste à épouser un citoyen de la société d’accueil « et pas seulement pour les papiers », précise le chercheur, « mais peut-être parce qu’ils veulent faire partie de la communauté, qu’ils veulent être roumains ». (trad. Clémence Lheureux)