Les SDFs et leurs histoires
Ils sont perçus comme un groupe, bien qu’ils soient, en réalité, tout aussi individualisés que n’importe qui d’autre. Ils ont chacun leur histoire. Le sociologue Ciprian Voicilă en a choisi les plus significatives pour les présenter dans son livre : « Témoignages de la rue. 15 biographies sans domicile fixe ». Publié aux Maisons d’Edition « Martor » (Témoin) et réunissant des interviews détaillées avec 15 SDFs, ce livre est non seulement une enquête sociologique, mais aussi une invitation à l’empathie envers ses personnes. Pourtant, en tant que sociologue, l’auteur en a également tiré certaines conclusions théoriques. Ciprian Voicilă : « La première particularité que ces 15 SDFs interviewées partagent est le fait que le plus souvent leur état s’est « chronicisé », pour ainsi dire. Ils sont âgés de plus de 45 ou 50 ans, passés, pour la plupart dans la rue. Ils sont sans domicile fixe depuis 6 à 25 ans, durant lesquels beaucoup d’entre eux sont devenus dépendants de l’alcool, c’était inévitable. Autre élément commun des SDFs: ayant passé la quarantaine ou la cinquantaine, ils ont eu, dans le passé, des emplois recherchés, ils ont travaillé dans des usines et semblent être, de ce fait, des victimes collatérales de la désindustrialisation. Ils avaient été, par exemple, serruriers-mécaniciens ou fraiseurs-outilleurs, l’usine où ils travaillaient a été fermée et les autorités n’ont pas eu intérêt à entreprendre leur reconversion professionnelle, alors, peu à peu ils se sont retrouvés dans cet état déplorable. »
Christine Leșcu, 15.11.2017, 14:43
Comme dans beaucoup d’autres domaines, là aussi les statistiques officielles sont vieilles et pas très révélatrices. Selon une étude réalisée en 2010 par le Samu social Roumanie, Bucarest comptait à ce moment-là quelque 5 mille SDFs. Le même service d’aide sociale a dressé une liste des causes menant des personnes à vivre dans la rue : le divorce ou le conflit avec la famille, le licenciement, l’incapacité à payer le loyer et les charges publiques, l’alcoolisme, les jeux de hasard. Nombre de SDFs adultes ont passé leur enfance dans des orphelinats, d’autres ont été victimes d’accidents suite auxquels ils n’ont plus été capables de gagner leur vie.
Bien que certains d’entre eux réussissent à s’intégrer dans la société, beaucoup d’autres demeurent dans la rue. Ce sont les « chronicisés », comme les appelle Ciprian Voicilă : « Plus une personne vit longtemps dans la rue, plus ses chances de réinsertion socio-professionnelle diminuent. Imaginez à quoi cela ressemblerait de vivre des situations dangereuses, certes, mais de ne pas avoir de factures à payer, pas de chefs auxquels obéir et pouvoir se promener librement du matin au soir dans les rues de la capitale. Cette façon de vivre leur crée des difficultés quand ils réussissent à trouver un emploi, car ils se rapportent toujours à la période où ils n’étaient pas obligés de travailler et de rester chaque jour pendant plusieurs heures dans un espace fermé. »
Pourtant, le Samu social compte également de nombreuses histoires heureuses, c’est-à-dire des scénarios de vie dans lesquels l’ancien SDF est réintégré dans la société. Par ailleurs, il est tout aussi vrai qu’un certain nombre d’entre eux reprennent le cycle. Pour une raison ou une autre – dépression cachée ou nostalgie de la période de liberté absolue, quand ils ne devaient obéir à personne – ils quittent l’emploi et renoncent à leur nouvelle vie. » C’est toujours par l’intermédiaire du Samu social que nous avons réussi à parler à des SDFs. M. Niculescu Călin Niculae est sexagénaire et il vit dans la rue depuis 13 ans. C’est arrivé après son divorce, suite auquel il a perdu son logement. Il nous raconte lui-même son histoire : « Je suis ingénieur métallurgiste et j’ai également suivi une formation post-universitaire en marketing-management. A chaque fois que je cherchais du travail, on me rejetait à cause de mon âge. »
Bien qu’ayant réussi, tant bien que mal, à survivre dans la rue, une chose ennuie toujours M. Niculescu: « Les gens nous regardent avec haine, avec hostilité, car ils nous confondent avec les drogués et ils nous évitent – pas tous, c’est vrai. Ça c’est une bonne chose… Il faut faire la différence entre une personne comme moi et un jeune qui sort en état d’agitation de la bouche d’un égout, après avoir inspiré dans son sac en plastique les vapeurs hallucinogènes du produit de peinture qui lui sert de drogue. Car je dois dire que moi, je me considère encore comme une personne normale.
Cristian, âgé de 24 ans, est arrivé à Bucarest quand il en avait 17. Son cas compte parmi les succès du Samu social. Il nous raconte son histoire : « Je suis venu à Bucarest parce que j’avais entendu dire qu’on y avait plus de chances et d’espoirs d’être embauché et d’évoluer, tant soit peu. Au début, cela n’a pas été facile, vu que j’étais seul et que je ne connaissais personne. Pendant une certaine période j’ai vécu dans la rue. C’était dur, je tâchais de m’abriter dans les escaliers des immeubles d’habitations, mais les propriétaires, craignant que je ne fasse des dégâts, me chassaient. Je ne dormais que quelques heures d’affilée.
Grâce aux ONGs mais aussi à son désir de mener une vie décente, à présent Cristian a un emploi et un logement.SON : « Nombre de SDFs me disaient qu’il ne vaut pas la peine d’être bon aujourd’hui, qu’il vaut mieux voler aux riches. Moi, je leur disais qu’au contraire, il y a des gens riches qui voudraient vous aider, mais si on les vole, ils ne vous aideront pas, c’est logique. Ils me répondaient que j’étais naïf de vouloir être honnête. C’est par le Samu social que m’est arrivée la meilleure chose de ma vie. J’étais sans papiers, les SDFs me les avaient volés. Un ami m’a conseillé de m’adresser au Samu social. C’est par lui que j’ai appris l’existence de ce service. J’ai donc contacté le Samu social et j’ai pu avoir une carte d’identité. C’est toujours avec leur aide que j’ai obtenu mon emploi actuel, dans une ONG qui recycle du papier. Ça me plaît beaucoup. »
Un bon début qui prouve que c’est possible. ( Trad. : Dominique)