Tchernobyl : 35 ans depuis la catastrophe nucléaire
Steliu Lambru, 10.05.2021, 12:11
L’ampleur du choc de cette nouvelle allait
être encore atténuée les jours suivants, par les informations livrées au
compte-gouttes, à cause de la confusion et des imprécisions des nouvelles données
par les autorités. Et enfin, en raison des ponts et des préparatifs de Pâques,
fête religieuse dignement honorée dans nos contrées. Qui plus est, le 7 mai
suivant, donc juste après les Pâques, l’équipe favorite des tifosi roumains, Steaua
Bucarest, allait se mesurer à la championne d’Espagne, le FC Barcelone, en
finale de la Coupe d’Europe des clubs champions de football. Raison de plus
pour les autorités de détourner l’attention du public de l’accident qui venait
d’avoir lieu dans le pays encore phare du communisme : l’Union Soviétique.
Aujourd’hui,
35 ans plus tard, les détails techniques et les conséquences humaines et
matérielles de l’accident de Tchernobyl sont bien connus. Mais pour analyser la
stratégie de communication, ou plutôt de non-communication du régime de Bucarest,
nous avons invité sur nos ondes Ioan Stanomir, professeur à la Faculté des
Sciences politiques de l’Université de Bucarest : « La propension
au secret du régime communiste avait quelque peu lâché du lest depuis l’arrivée
au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en URSS. Mais l’Union Soviétique se trouvait dans
une situation particulièrement délicate, et d’aucuns ont pu le constater à d’autres
occasions encore dans l’histoire : tenter de réformer un système
vulnérable peut avoir pour effet d’accentuer sa vulnérabilité. Or, pour l’Union
Soviétique, qui s’était drapée de ses exploits technologiques, reconnaître l’ampleur
de la catastrophe nucléaire revenait à reconnaître de fait sa faillite, à la
fois économique, scientifique et politique. »
En ce sens, le régime de Bucarest n’avait
fait qu’emboîter le pas du grand frère soviétique. Les autorités roumaines ont
suivi l’évolution de la catastrophe et de la stratégie de communication adoptée
à Moscou, et n’ont informé que tardivement la population, une semaine pratiquement
jour pour jour après l’explosion de Tchernobyl. Pourquoi si tard, et pourquoi Ceauşescu
s’était-il montré aussi prévenant à l’égard des autorités soviétiques, alors qu’il
s’érigeait en une sorte de leader dissident de Moscou ?
Ioan
Statomir explique : « Mettons que Ceauşescu était antisoviétique.
Mais Ceauşescu était d’abord et avant tout un stalinien pur et dur, et tout
stalinien comprend que la vérité, la transparence risque de faire voler le
régime en éclats, de le faire imploser. Il se méfiait d’emblée de la vérité,
Ceauşescu adorait le secret. Et les Soviétiques ne faisaient que conforter ses
penchants. A quoi bon la transparence ? Il fallait coûte que coûte minimiser
l’ampleur de la catastrophe. Certes, Ceauşescu choyait parfois son image de
Robin des Bois du Pacte de Varsovie. Mais il était un Robin des Bois factice, à
l’autonomie limitée, et conditionnée par Moscou. Et, surtout dans les
moments délicats, il s’avérait être un Robin des Bois extrêmement sage, se
gardant bien de mettre en doute la prééminence soviétique. »
Par ailleurs, la Roumanie menait de front son propre programme
nucléaire, entamé à la fin des années ’70, et matérialisé dans la mise sur pied
de la centrale nucléaire de Cernavodă, mais dont la technologie était d’origine
franco-canadienne, et qui satisfaisait aux règles les plus exigeantes en
matière de sécurité de l’époque. Ioan Stanomir : « Notre programme nucléaire
n’avait pas été conçu en collaboration avec les Soviétiques. C’était à cause,
ou plutôt grâce au caractère mégalomaniaque de Ceauşescu. Il y avait
probablement des doutes quant à la fiabilité des centrales nucléaires soviétiques.
Quant à lui, il voulait aussi s’affirmer, montrer sa puissance, son autonomie, ses
particularismes au sein du bloc communiste. Il a donc choisi une filière
occidentale pour mettre sur pied le programme nucléaire civil roumain. En face,
si vous regardez la centrale nucléaire de Kozlodouy, en Bulgarie, il s’agit d’une
centrale soviétique à 100 %. »
Mais quelles ont été retombées au plan politique de la tragédie
de Tchernobyl ? Ioan Stanomir précise : « Dans les années ’80, les
choses allaient si mal en Roumanie qu’il était difficile de susciter encore l’intérêt
ou l’étonnement des gens, tous victimes d’une sorte de dépression collective. L’Etat
communiste avait pris un minimum de mesures, sans plus. Les gens ont fait appel
à leur capacité de résilience, déjà rudement malmenée par l’état de
paupérisation rampante, et par l’absence d’espoir. Mais au niveau du bloc communiste,
la catastrophe de Tchernobyl n’a fait qu’accentuer le sentiment généralisé qui
voulait que l’empire soviétique soit assimilé à la force brute et au retard
économique. Ces qualités ne semblaient pas pouvoir lui assurer le maintien de
son autorité, en l’absence de la contrainte. »
Quels enseignements pourrait-on tirer toutefois
aujourd’hui, 35 ans après la tragédie ? Ioan Stanomir : « Une chose est sûre : cette tragédie
a fait la preuve du courage et du dévouement de ceux qui se sont battus et ont
sacrifié leur vie pour mettre fin à cet incendie terrifiant. C’est à leur
courage et à leur esprit de sacrifice que nous devons notre reconnaissance,
pour avoir réussi à sauver ce qu’il était encore possible de sauver. Ce n’est
certainement pas aux autorités soviétiques que l’on doit quoi que ce soit. Et
puis, de nos jours, on peut regarder des vidéos filmées à l’intérieur de l’aire
d’exclusion. L’on voit la nature qui a repris ses droits, les animaux qui ont
repeuplé la zone, les loups, les renards, les chevaux sauvages, ce monde qui
vit comme si l’homme n’avait jamais existé dans ces contrées. Une image tarkovskienne,
une image inspirée des films d’Andreï Tarkovski, tel son « Stalker ».
Pratiquement, on se retrouve au bout de l’utopie. L’homme a disparu et, derrière
lui, survit une nature lointaine, qui ignore tout de lui, jusqu’à son passage
sur terre. »
La leçon de la catastrophe de Tchernobyl est tant celle de l’action
insensée de l’homme que celle de la réfection, de l’espoir, mais d’un espoir en
sursis. (Trad. Ionut Jugureanu)