Radio Erevan
En effet, ce genre d’humour a circulé dans tous les pays de l’ancien bloc communiste, avec bien sûr des variations locales. Les plus savoureuses provenaient de l’Union soviétique et avaient pour but de détendre l’atmosphère, de faire oublier aux gens la grisaille quotidienne. Elles reposaient sur le comique absurde et avaient pour protagonistes des gens simples, les institutions répressives de l’Etat, les dirigeants de l’époque ou encore des événements ponctuels. Le héros des blagues politiques roumaines d’avant 1989 était le citoyen prénommé Bulă, un paronyme du mot grossier désignant l’organe génital masculin. Faible d’esprit, Bulă, qui ne comprenait rien à la réalité, se contentait de l’interpréter à sa façon.
Steliu Lambru, 05.02.2018, 11:53
Un autre personnage tout aussi populaire que Bulă a été Radio Erevan, réputée pour l’humour caractéristique avec lequel elle répondait aux questions insinuantes posées par ses auditeurs. Brèves et percutantes, ces blagues ne manquaient pas de provoquer le rire. Une des anecdotes les plus fréquentes dans les anciens pays socialistes était la suivante: « Question adressée à Radio Erevan: Est-il vrai que le capitalisme est au bord du gouffre ? Réponse : Oui, ça l’aide à nous dévisager. »
Nous avons demandé à l’historien Eduard Antonian comment s’explique la notoriété en Roumanie de cette radio arménienne : « Radio Erevan a représenté un for de dissidence même dans l’ex-URSS. La plupart des blagues avaient une portée politique évidente. En voici une des plus connues : le zèbre est en fait un âne portant l’habit rayé des détenus pour avoir raconté des blagues à teinte politique. Je me rappelle que dans les années 1990, lorsque l’Arménie avait recouvré son indépendance, le directeur de Radio Erevan, qui s’est rendu à Bucarest, ignorait à quel point la radio qu’il dirigeait était célèbre en Roumanie. D’où sa grande surprise de voir les douaniers roumains éclater de rire quand il avait déclaré ses fonctions. Un ami à moi m’a également raconté qu’à l’arrivée à la tête de l’institution, l’actuel directeur de Radio Erevan aurait posté sur sa page Facebook le commentaire suivant « C’est moi le nouveau directeur. Faites gaffe, toute blague avec Radio Erevan, je la prendrai désormais comme un affront personnel. »
Dans l’ex-URSS, comme d’ailleurs dans n’importe quel autre pays, circulaient des stéréotypes à l’égard de chaque peuple, tout comme à l’intérieur de chaque pays on a habitude à fabriquer des clichés sur telle ou telle région.
De l’avis d’Eduard Antonian, le choix de Radio Erevan en tant que personnage des blagues politiques s’explique par l’esprit aigu des Arméniens: « Chacun des peuples composant cet amalgame qu’était l’URSS avait sa propre étiquette. Les Tadjiks et les Ouzbeks, par exemple, étaient perçus comme des lourdauds, alors que les Russes et les Ukrainiens étaient considérés incarnant l’esprit slave. Enfin, si les Lituaniens, les Lettons et les Estoniens étaient vus comme plus proches de l’esprit occidental, les Arméniens, eux, avaient la réputation d’être les plus intelligents et les plus débrouillards de tous. Ce n’est donc pas par hasard que les plus grands humoristes de l’URSS étaient Arméniens. En plus, le régime communiste n’a pas été trop oppressif en Arménie. »
Il y a eu aussi des versions locales de l’esprit caustique de Radio Erevan. C’est le cas de la blague roumaine sur le verbiage de Nicolae Ceauşescu. « Question à Radio Erevan: Peut-on mourir du cancer de la gorge? Réponse: Oui, mais sachez qu’il n’en souffre pas. »
Avec le temps, l’humour s’est dépolitisé, le rire étant devenu donc moins subversif, explique l’historien Eduard Antonian: « Si, au début, la plupart des blagues avaient une visée politique, elles ont petit à petit changé de cible. Certaines d’entre elles ont subi des adaptations locales, comme dans l’exemple suivant: en 1968, à Prague, un reporter de Radio Erevan, saisi de peur, fuyait les chars soviétiques. Quelque part, un chauffeur de taxi, visiblement ennuyé, se tenait debout, appuyé contre son auto. Et l’Arménien de lui demander : « Vous êtes libre? Non, répond-il, car je suis Tchèque. Je n’ai pas connaissance de l’existence d’une collection de blagues avec Radio Erevan, mais Internet en regorge. Pourtant, si quelqu’un voulait les faire publier, il devrait régler la question des droits d’auteur. »
Avant 1989, en Europe de l’Est, les blagues de Radio Erevan ont fait les délices de plusieurs générations. Leur saveur reste intacte, malgré le passage du temps. (Trad. Mariana Tudose)