Portrait du tortionnaire
En Roumanie, ce personnage a fait son apparition dans les prisons communistes et il est une illustration de ce qu’a été le régime communiste, qui a duré entre 1945 et 1989. Le tortionnaire était un détenu qui torturait ses camarades pour les rééduquer dans l’esprit de l’idéologie communiste, mais cela pouvait être aussi un gardien, l’enquêteur, le directeur de la prison ou de camp de travaux forcés. La procédure ressemblait au lavage de cerveau, mais elle allait souvent au-delà de la dépersonnalisation, jusqu’à la création d’une fausse réalité sociale. Pendant le communisme, cette procédure a été aussi connu sous le nom de l’« Expérience Piteşti » selon le nom de la ville où se trouvait la prison.
Steliu Lambru, 06.03.2017, 16:40
En Roumanie, ce personnage a fait son apparition dans les prisons communistes et il est une illustration de ce qu’a été le régime communiste, qui a duré entre 1945 et 1989. Le tortionnaire était un détenu qui torturait ses camarades pour les rééduquer dans l’esprit de l’idéologie communiste, mais cela pouvait être aussi un gardien, l’enquêteur, le directeur de la prison ou de camp de travaux forcés. La procédure ressemblait au lavage de cerveau, mais elle allait souvent au-delà de la dépersonnalisation, jusqu’à la création d’une fausse réalité sociale. Pendant le communisme, cette procédure a été aussi connu sous le nom de l’« Expérience Piteşti » selon le nom de la ville où se trouvait la prison.
Les Roumains ont pu voir à quoi ressemblait un tel personnage. Apparemment, c’était un homme lambda, ayant même une famille, une vie sociale, des opinions et des convictions. Les noms de Alexandru Nicolski, Alexandru Drăghici, Gheorghe Crăciun, Alexandru Vişinescu, Ion Ficior, ainsi que d’autres, moins connus, constituent un tableau de la terreur, de la honte et de la dégradation de l’être humain. Le professeur Sorin Bottez a été membre de la jeunesse libérale et il a passé 15 ans dans les prisons communistes.
Dans une interview accordée en 2001 au Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Sorin Bottez évoquait ces années avec tout le calme et le détachement dont il était capable : « Je compte parmi les seuls survivants qui n’ont pas succombé à la rééducation, qui n’a fait aucune concession sur ses principes et son honneur. Pourtant, sachant combien cette période a été abominable, j’hésite à condamner les autres, sauf ceux qui ont fait ce qu’ils ont fait sans avoir été torturés, tout simplement par scélératesse ou par lâcheté. Ceux-là, je les condamne et j’aimerais les voir attachés au poteau de l’infamie – ce qui n’arrivera jamais. Il faut les distinguer de ceux qui ont succombé pendant la rééducation, c’est-à-dire qui ont été torturés au-delà des possibilités du cerveau de résister, car c’était une question de cerveau, pas de muscles ou de tendons. Il faut donc distinguer entre ceux qui ont succombé au moment où leur cerveau a explosé et ceux qui ont fait toutes les abjections qu’ils ont fait parce qu’on leur avait fait de grandes promesses. »
La terreur est le sentiment qu’éveillent ce que racontent ceux qui ont eu à faire avec le tortionnaire, représentant sadique du régime communiste. Sorin Bottez : « Quand je parle de choses qui dépassent largement les limites du crédible j’ai toujours peur. J’ai peur, car les autres penseront peut-être que l’exagère ou j’invente. L’expérience que j’ai vécue comporte non seulement mes propres souffrances, mais aussi les souffrances des autres, auxquelles j’ai assisté. Et c’est inimaginable, invraisemblable ! Les volées appliquées par la Securitate, la police politique du régime communiste, étaient un jeu d’enfant par rapport à ce que l’on infligeait aux détenus dans cette prison. Les volées de la Securitate duraient une demi-heure, trois quarts d’heure, après, pendant 24 heures, on était libre de retrouver ses esprits. On était libre dans sa cellule, je veux dire, il ne faut pas imaginer autre chose, alors que pendant la rééducation, on était battus sans répit. Entre les prisons de Piteşti et de Gherla il y a une différence notable. Durant les quelques mois de cette expérience, les grands tortionnaires, les grands scélérats de Piteşti, avaient appris à torturer, c’est-à-dire à ne pas frapper pour détruire les organes vitaux, à ne pas tuer tout de suite, en appliquant deux coups seulement, pour que le détenu tombe inanimé et échappe ainsi à la torture. Car on ne pouvait rien souhaiter plus ardemment que d’échapper par la mort, il n’y avait pas d’autre espoir. Car il n’y avait aucun moment de répit durant ces journées, ces semaines, ces mois de souffrance, la torture était continuelle, insupportable, on ne s’arrêtait que pour vous éviter la mort. Ensuite, ils reprenaient la torture. S’ils vous avaient trop abîmé le bras droit, ils vous frappaient le bras gauche, ils ne touchaient plus à votre bras droit jusqu’à ce qu’il ne soit pas remis. Ils étaient devenus des spécialistes, pires que les bourreaux du Moyen-Âge. Et ils le faisaient avec un tel plaisir, avec une telle supériorité ! Quand ils voyaient les gens s’effondrer, hurlant, suppliant à genoux leur pitié, ils se sentaient si « grands » ces misérables, ces scélérats, que l’on se demande comment ils ont pu être créés à l’image de Dieu. »
Comment Sorin Bottez a-t-il pu survivre dans ces conditions ? : « Le mot « non » s’était niché dans ma tête, alors que le « oui » aurait pu tout aussi bien s’y nicher. Dieu a voulu que je ne succombe pas, je n’ai pas d’autre explication ! D’ailleurs, quand la rééducation a commencé, j’étais un homme sceptique pour ne pas dire non-croyant et j’en suis sorti profondément croyant. J’ai la certitude qu’il y a une force que je ne peux pas définir qui m’a empêché de devenir une canaille, une brute, et grâce à laquelle je suis resté le même, celui que j’ai toujours été. Je me rappelle qu’une fois, durant la première phase de la rééducation, ils m’ont donné des coups sur les paumes, jusqu’à ce qu’une sorte de plasma est apparu sur le dos de ma main. Sous les coups, les paumes avaient enflé et noirci et sur le dos de la main, un liquide suintait. Ensuite, il y avait les coups sur la tête. Je me demande comment je ne suis pas devenu complètement idiot. Je suis devenu assez idiot pour croire, pendant une dizaine d’années, que les choses pouvaient changer pour le mieux, mais je ne suis pas devenu complètement imbécile. A ce point ils m’ont frappé sur la tête. Les tortionnaires se relayaient quand ils commençaient à avoir mal au bras et puis tout recommençait : pan, pan, pan sur la tête. »
Le portrait physique du tortionnaire est apparemment celui d’un homme normal. Pourtant, son portrait psychologique nous dévoile l’envergure du mal auquel on peut arriver quand les conditions les plus néfastes sont réunies. (Aut. : Steliu Lambru ; Trad. : Dominique)