Opération villages roumains
Steliu Lambru, 10.07.2023, 00:22
Vers la fin des années 80, le régime communiste roumain dirigé par Nicolae
Ceaușescu s’était donné pour mission de transformer de fond en comble le plan d’aménagement
du territoire du pays, selon un plan dit de « systématisation des villages
roumains ». Cette politique visait notamment une mise en coupe réglée du monde
rural par la destruction de l’habitat traditionnel. De 7 à 8.000 villages
étaient voués à disparaître à terme, sur les 13.000 que la Roumanie comptait à l’époque,
et tout cela pour un motif des plus fallacieux : augmenter la superficie
cultivable du pays, et accroître de la sorte la production agricole. Quant aux
villes, elles étaient loin d’échapper à la folie destructrice du « Grand leader
», qui semblait être devenu fou. En effet, des quartiers entiers étaient voués
à la destruction, pour laisser place nette à la mise en place de la vision
urbanistique d’inspiration nord-coréenne de Nicolae Ceausescu. La capitale,
Bucarest, n’était pas en reste, devenant la première victime du projet
pharaonique. Et ce projet fou prenait corps dans un pays paralysé par l’hyper
centralisme économique, et gangréné par la pénurie devenue chronique des produits
de base et des biens de consommation.
Dans ce contexte délétère, si les opposants internes
potentiels, paralysés par la crainte de l’appareil répressif du régime, avaient
du mal à faire entendre leur voix, la diaspora roumaine et l’Europe tout
entière se sont mobilisées. C’est ainsi que fin 1988 est fondée en Belgique l’association
Opération villages roumains, qui s’était donné pour mission la sauvegarde de quelques 13.000 villages voués à disparaître selon les plans du pouvoir en place.Le mouvement s’étend rapidement, et des filiales de l’association
essaiment en France, aux Pays-Bas, en Suisse, en Suède, au Royaume-Uni, en Italie,
en Espagne, en Norvège et au Danemark. La société civile européenne se lève
comme un seul homme pour faire barrage face aux visées destructrices du régime
Ceausescu. Trois personnalités de la diaspora roumaine, le dissident Dinu
Zamfirescu, avocat et ancien détenu politique, l’activiste et journaliste Ariadna
Combes, fille de la dissidente Doina Cornea, et l’historien Mihnea Berindei
deviennent les chevilles ouvrières du mouvement. Un mouvement toutefois qui
dépasse largement les frontières de la diaspora roumaine, car il bénéficie de l’appui
de nombreux journalistes, photographes, avocats et architectes, notamment
belges et français, et qui jetterons les bases de l’Opération villages roumains.
Le dissident Dinu Zamfirescu a été interviewé en 2003
par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine. Ancien membre du
parti national libéral d’avant l’arrivéeau
pouvoir des communistes, réfugié en France depuis 1975, journaliste à la
section roumaine de la BBC, il raconte les débuts de l’Opération villages
roumains. Ecoutons-le :
« Cela faisait déjà deux années que
nous alertions l’opinion publique au sujet du danger que guettait le sort des
villages roumains. L’on rédigeait des pétitions, on en parlait, mais cela ne
faisait pas bouger les lignes. On était trois, tous roumains d’origine : Mihnea
Berindei, Ariadna Combes et moi. On allait de ville en ville,
en France, puis de pays en pays, à travers l’Europe, pour parler de cette
question ardue. Tout cela pendant deux années. Et puis, nous sommes débarqués
en Hongrie au mois de juin 1989, à l’occasion des obsèques populaires et
nationales organisées lors de la réinhumation de la dépouille d’Imre Nogy, et
de celles de ses amis, assassinés par les Soviétiques après la répression de la
révolte magyare de 1956. Ce fut un tournant. Et puis, en France, l’on
tenait parfois jusqu’à 6 conférences en une journée. On allait dans les écoles,
dans les forums, un peu partout. On faisait de même au Royaume-Uni, en Belgique,
en Italie. Ariadna était allée parler en Norvège. Moi, j’avais pris mon bâton
de pèlerin, et suis allé au Danemark. Et puis, tout doucement, l’on constate
que la sauce commence à prendre. Nous étions de plus en plus sollicités.
Surtout à Paris, où il y avait un centre de l’association Médecins du monde, un
centre qui bénéficiait de l’appui du gouvernement socialiste français d’alors, et
qui nous a beaucoup aidé. C’est grâce à leur aide que nous avions les moyens
pour nous déplacer, pour organiser ces conférences. Nous représentions à l’époque
la Ligue roumaine des droits de l’homme. »
Dinu Zamfirescu avait milité pour l’arrêt des
destructions entamées par le régime communiste roumain dirigé par Nicolae
Ceausescu jusqu’à la fin sanglante de ce dernier, fin décembre 89. Mais les actions
de solidarité menées par l’Opération villages roumains se poursuivront bien
au-delà de cette date. Le village roumain, exsangue et maltraité pendant les décennies
de communisme, avait besoin de cette bouffée d’air frais et de cet élan de
solidarité venus d’Occident. Dinu Zamfirescu :
« Après la chute du régime Ceausescu,
nous avons tout de suite commencé à organiser des convois humanitaires. Le
premier convoi, accompagné par Ariadna Combes et Mihnea Berindei a été embarqué
au bord d’un avion militaire français, qui a atterri en Bulgarie le 26, ou le
27 décembre. Moi, j’avais atterri à Bucarest, le 28, ou le 29 décembre 89, au
bord du premier avion Air France qui avait pu se poser sur place. Parce que l’aéroport
a été zone de combat durant des jours. J’étais accompagné par une journaliste
française, membre de la Ligue roumaine des droits de l’homme, et spécialiste des
questions roumaines. Mon père vivait encore. Je l’appelle pour l’avertir de mon
arrivée, je ne voulais pas qu’il subisse une crise cardiaque. Ensuite,
accompagné de cette journaliste, je vais directement chez lui. Cela faisait des
années que je n’avais plus mis les pieds dans mon pays natal. Il y avait partout
des points de contrôle, des barrages. Mais avec nos passeports français, on
nous laissait passer. Les gens étaient gais, enthousiastes, euphoriques. Les
gens, dès qu’ils apercevaient le passeport français, nous lançaient des « Vive
l’amitiés franco-roumaine ! Vive la France ! ». C’était enivrant. »
L’Opération villages roumains s’est érigé en un exemple
de solidarité européenne face aux abus d’un régime totalitaire. Les villages
roumains furent finalement préservés, s’avérant bien plus durables que le
régime politique qui avait un moment envisagé leur destruction. L’entêtement d’une
poignée de femmes et d’hommes a fait mouche, montrant du coup la puissance de
la société civile confrontée à la barbarie des régimes totalitaires. (Trad. Ionut
Jugureanu)