Nicolae Iorga, l’enseignant exemplaire
Parmi les cent personnalités roumaines retenues en 2006, à l’occasion d’un concours organisé par la Télévision publique roumaine, Nicolae Iorga a occupé la 17e place. Et cette place dans le cœur de la postérité il la doit sans doute, au-delà de ses nombreuses qualités, à celle d’exemplaire enseignant.
Steliu Lambru, 20.01.2020, 13:23
Né en 1871 dans la ville de Botoșani, dans le nord-est de la Roumanie, fils d’avocat, Nicolae Iorga étudiera l’histoire dans les universités roumaines, italiennes, françaises et allemandes. Polyglotte, travailleur infatigable, l’on voit Iorga traiter avec aisance et une remarquable maîtrise des sujets d’études historiques des plus variés, depuis l’histoire des Roumains et l’histoire universelle et jusqu’aux thématiques communes à la philosophie de l’histoire. Fruits de ses recherches, il publie tout au long de sa vie près de 20 mille articles et une œuvre historique prolixe, concentrée en 1.200 volumes et brochures de spécialité. Conservateur, sensible aux courants politiques autoritaristes, il va fonder, en 1910, avec l’avocat et le professeur des universités A.C. Cuza, le parti National Démocrate. Iorga militera pourtant pour l’entrée de la Roumanie du côté de l’Entente dans la Grande Guerre. Par la suite, il deviendra l’un des proches du roi Carol 2, qui le nommera à la tête du Conseil des ministres en 1931. Mais par-dessus tout, Nicolae Iorga est un pontife de l’enseignement, et il se sent investi d’une véritable mission à l’égard du développement du système de l’Education nationale.
L’historienne Eliza Campus, une de ses émules, avait accordé en 1999 une interview au Centre d’Histoire orale de la Radiodiffusion roumaine. Elle brosse un portrait ému de son professeur, véritable modèle dans la vie et la profession.
Eliza Campus : « Je suivais les cours d’histoire universelle à la faculté d’Histoire de l’Université de Bucarest. C’est Nicolae Iorga qui donnait ces cours. Dès le début, j’ai eu de très bonnes relations avec lui. Je portais le deuil après la mort de mon père. Il l’avait remarqué, et s’est approché de moi et m’a demandé si j’avais besoin de quoi que ce soit. Il devait sans doute penser que j’avais des soucis d’ordre financier, mais je travaillais déjà comme institutrice. Son attention m’avait touché. Depuis, nos rapports ont été extrêmement proches. Il m’a guidé dans les études, et j’ai pu aussi avoir accès à sa bibliothèque et y travailler pour les examens. Ces rapports, de Maître à élève, se sont prolongés jusqu’à la fin de mes études universitaires ».
Nationaliste à l’ancienne, Nicolae Iorga n’a pas tardé d’entrer en conflit avec les nationalistes radicaux et extrémistes de la Garde de Fer dans les années 30. Les légionnaires, comme se plaisaient à se faire appeler les partisans du mouvement fasciste roumain, le tenaient pour responsable moral de la mort de leur leader, Corneliu Zelea Codreanu, tué en 1938. Le journaliste Pan Vizirescu, grand admirateur de la personnalité du professeur, expliquait dans une interview enregistrée en 1996 le contexte qui donna naissance au conflit entre le grand historien et le mouvement fasciste roumain, et qui s’achèvera tragiquement, par la mise à mort de Nicolae Iorga, en 1940.
Pan Vizirescu : « Le professeur Iorga, c’était juste après la mort de Codreanu, le leader de la Garde de Fer, avait tenu une conférence aux Fondations royales où il avait employé ces mots : « Je voulais leur donner conseil, en père, non pas leur couper la tête ». Or les partisans de Codreanu l’ont depuis tenu pour responsable de la mort violente de leur leader, alors qu’il n’y était pour rien ».
L’historien littéraire Gabriel Țepelea avait rencontré pour la première fois Nicolae Iorga à l’occasion des célébrations de l’Union de la Transylvanie, de la Bessarabie et de la Bucovine avec la Roumanie, le 1 décembre 1933, alors qu’il n’avait que 17 ans. Bien des années plus tard, en 1999, Țepelea se confiait au micro de la Radio roumaine en ces termes sur la personnalité du savant : « Je le vois comme s’il était là, devant moi, avec sa barbe de patriarche, dans son habit bleu de cérémonie, en uniforme de conseiller royal. Il était devenu membre du parti marionnette du roi Carol 2, le Front de la renaissance nationale. Et je me suis alors rendu compte combien c’était trompeur tout cela, combien était facile de piéger une personnalité tellement énorme comme Nicolae Iorga avec des honneurs qui ne valaient pas cher. Et que des gens tout à fait probes et remarquables s’avéraient complètement incapables de mettre le holà aux ambitions démesurées du roi Carol 2. Et qu’ils avaient été dupés, acquiesçant à la dictature royale, à la suppression des partis politiques, à la suppression de la démocratie, allant progressivement jusqu’à devenir les complices de l’instauration des régimes autoritaires, en faisant fi de nos alliances traditionnelles ».
Nicolae Iorga a d’ailleurs été présent sur les ondes de Radio Roumanie. L’ingénieur du son Paul Știubei se rappelait dans son interview de 1994 la prestation de 1940 du professeur Iorga au micro de la radio publique roumaine : « Il avait une feuille de papier devant lui, mais il parlait librement. Je l’avais écouté alors, j’avais aussi suivi ses conférences radiophoniques, où il ne s’en tenait pas du tout au texte qu’il avait préparé. Je me souviens qu’une fois le directeur général de la radio est descendu dans ma cabine et m’a demandé de le laisser au pupitre. Il se tenait prêt à lui couper le micro, car il avait une peur bleu que Nicolae Iorga ne commence à charger les Allemands. C’était en 1940, l’on était passé du côté des Allemands, la Wehrmacht était là, et les conférences étaient diffusées en direct. »
Le 27 novembre 1940, des tueurs de la Garde de Fer allaient kidnapper Nicolae Iorga, de sa maison de Sinaia. Il avait 70 ans. Ils l’amenèrent dans un bois près de Bucarest et l’achevèrent par balles, sans autre forme de procès. Le destin d’un grand savant se voyait tragiquement arrêté par la folie meurtrière de quelques fanatiques. Son œuvre scientifique et le souvenir qu’il a laissé parmi ses contemporains n’ont pas pour autant pu être brisés par ces balles. (Trad. Ionut Jugureanu)