Libre pensée et anticléricalisme en Roumanie
Même s’ils ne sont pas synonymes et ne se sont jamais superposés à 100%, la libre pensée et l’anticléricalisme ont bien des fois cheminé main dans la main. Dans le courant de l’histoire, la contestation de l’autorité des prêtres s’est accompagnée de mouvements de réforme des religions et même de contestation de l’existence de la divinité, du sentiment religieux. Le radicalisme des libres penseurs et anticlérical a souvent eu aussi une forte composante révolutionnaire qui avait pour ambition de changer le monde, d’instaurer le bonheur et l’égalité. La libre pensée et l’anticléricalisme moderne tirent leurs origines de la pensée du XVIIIe siècle, lorsque les Lumières plaçaient la raison au centre de la vie de l’homme et tentaient de le libérer du sacré irrationnel. Ainsi, la réduction du pouvoir et de l’influence de l’Eglise au sein de l’Etat et dans la société a été un des points les plus importants du projet rationaliste.
Steliu Lambru, 24.04.2017, 16:14
En Roumanie, la libre pensée et l’anticléricalisme moderne sont apparus dans la seconde moitié du XIXe siècle, étant répandus dans les milieux libéraux radicaux et socialistes. Le darwinisme et le matérialisme ont été les fondements théoriques de certains réformateurs sociaux tels que les médecins Constantin Thiron et Victor Babeş et le philosophe Vasile Conta. Marius Rotar, chercheur à l’Université 1 Decembrie 1918 d’Alba Iulia, considère que les libres penseurs ont constitué le noyau dur de l’anticléricalisme et du laïcisme en Roumanie : « Les personnalités les plus importantes de l’anticléricalisme ici, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis, ont été les libres penseurs, un mouvement culturel, politique et philosophique athée dans la pensée, qui cherchaient à libérer les individus des préjugés et des erreurs religieuses ou scientifiques. L’objectif principal était la séparation de l’Eglise d’avec l’Etat, qui est d’ailleurs arrivée en France en 1905 et au Portugal en 1911. Il existe quelques personnalités importantes telles Robert G. Ingersoll aux Etats Unis et Charles Bradlaugh au Royaume Uni. En 1880, la Fondation internationale de libre pensée est créée. Comment l’anticléricalisme se manifeste-t-il ? Au niveau individuel, il s’agit d’assumer une identité non religieuse et dans le cas des libres penseurs, des socialistes, des libéraux radicaux et des francs maçons, on peut constater que cela se développe dans trois directions. L’une, c’est le serment laïc, un problème que nous avons solutionné à peine en 1936. La deuxième direction, c’est celle des mariages civils. La troisième, et la plus importante, selon moi, c’est celle des funérailles laïques, des enterrements sans prêtres. »
La libre pensée et l’anticléricalisme se sont fait jour plus tard en Roumanie, à la fin du XIXe siècle, par rapport à l’Occident. Marius Rotar: « Il y a quelques représentants importants de l’anticléricalisme, le plus important à la fin du XIXe siècle étant Gheorghe Panu. Dans son journal « Lupta » (Le Combat), il développe un discours tout à fait véhément à l’adresse de l’Eglise orthodoxe roumaine. Dans la célèbre Anthologie de l’athéisme en Roumanie, il est considéré le premier promoteur de l’athéisme roumain. En dépit de cela, en 1910, au moment de son décès, il sera enterré en présence d’un prêtre. Et Nicolae Leon aussi. De ce point de vue, Thiron est allé jusqu’au bout et il a exprimé, en 1905, son souhait d’avoir un enterrement laïc, ce qui est arrivé en 1924. »
Les libres penseurs roumains ont exprimé leurs convictions dans la presse en employant un langage qui se situait souvent dans le registre de l’insulte et ont été contraints de soutenir leurs opinions contraires à celles de la majorité par la force. La séparation des citoyens d’avec la religion et la séparation de la morale de la religion était un principe fondamental de leur programme. Des conduites telles que celles des socialistes Ştefan Gheorghiu, I. C. Frimu, Constantin Dobrogeanu-Gherea, Panait Istrati, qui ont demandé à avoir un enterrement laïc, étaient censées être des exemples aussi pour les autres.
Marius Rotar : « En 1913, Thiron publiait dans le journal « Dimineaţa » (Le Matin) la lettre suivante : « Félicitations aux deux jeunes qui ont préféré célébrer uniquement le mariage civil. Mes félicitations sincères d’avoir eu le courage de vous débarrasser des idioties des religions chrétienne et mosaïque, de la biblio-évangile, du livre de prières et du Talmud et de l’exploitation du clergé chrétien et mosaïque ». Dans la réaction de l’Eglise orthodoxe roumaine, on peut lire : ‘il ne se trouve personne pour l’appréhender et le secouer parce qu’il se permet d’insulter la majeure partie du peuple roumain qui ne pense ni ne croit comme lui ?’ »
Le nom le plus radical à retrouver sur la liste des libres penseurs et des penseurs anticlérical est celui du médecin Constantin Thiron (1853 – 1924), professeur à l’Université de Iasi (nord-est). Médecin militaire, il a participé à la guerre balkanique de 1913 et à la Première Guerre mondiale. Marius Rotar présente quelques détails de la vie de Constantin Thiron qui ont fait de celui-ci le « champion » de la libre pensée de Roumanie : «Sur la montre de Thiron il était écrit « que meurent tous les dieux et vive la libre pensée ! », une formule anti-clergé que Thiron a assumée en totalité. En 1913, il inaugurait sa tombe laïque à Iasi. C’était la première tombe laïque de Roumanie et elle est pleine de symboles. La même année, au cimetière Eternitatea, on inaugurait un monument athéiste pour Vasile Conta (philosophe, écrivain et ministre de l’Instruction publique et des Cultes à la fin du 19e siècle). Thiron a rédigé par 3 fois son testament : en 1905, en 1913 et en 1921. D’habitude ce sont les jeunes qui ont tendance à être rebelles. Thiron a 52 ans, lorsqu’il fait son premier testament laïc, il avait dépassé sa jeunesse. »
La libre pensée et le courant anticlérical ont eu un écho social limité en Roumanie. Ce furent des tentatives de connecter l’espace roumain aux idées qui circulaient sur le continent à l’époque. (trad. : Ligia Mihaiescu)