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L’histoire alternative d’une Roumanie fictionnelle

La tentation de l’histoire alternative, de l’histoire fiction, « qu’est-ce qu’aurait pu se passer si… », ne date pas d’aujourd’hui ni même d’hier. Quel aurait pu être le destin des individus, des sociétés, des nations, voire du monde dans son entièreté, si un certain événement s’était déroulé différemment ? C’est l’écrivain et philosophe français Charles Renouvier qui a utilisé pour la première fois le terme d’uchronie, pour désigner la reconstruction fictive de l’histoire, dans un texte paru en 1876, ainsi intitulé. Depuis lors, le genre n’a fait que s’étoffer.

L’histoire alternative d’une Roumanie fictionnelle
L’histoire alternative d’une Roumanie fictionnelle

, 19.11.2018, 13:14

Une certaine histoire alternative de la Roumanie est celle imaginée par Virgil Nemoianu, critique littéraire et professeur des universités en littérature comparée aux Etats-Unis. Il s’est risqué à imaginer une Roumanie où l’Union de 1918 n’avait jamais eu lieu. A sa décharge et pour rappel, le professeur Nemoianu était dans sa jeunesse un inconditionnel des romans historiques.

Virgil Nemoianu : « C’est en lisant ces romans historiques que je suis tombé plus récemment sur ce genre, de la contre-histoire. C’est donc à partir d’événements qui n’ont jamais eu lieu, d’événements absurdes à la limite, comme par exemple l’intervention des martiens dans le déroulement de la Seconde Guerre mondiale. L’écrivain Harry Turtledove a écrit par exemple un roman intitulé Ruled Britannia. Il imagine que l’Invincible Armada a battu la flotte britannique en 1588, a conquis l’Angleterre, que la reine Elisabeth a été incarcérée dans la Tour de Londres, et que les Anglais sont redevenus catholiques. Lope de Vega est alors un jeune lieutenant avenant, qui cultive Shakespeare pour s’inspirer de sa technique dramatique. Mais d’anciens hommes politiques sont en train de fomenter une révolte qui, au final, remporte la bataille. Le même Turtledove a écrit un autre roman, intitulé « Les deux George », et dans lequel le roi George III d’Angleterre et George Washington se mettent d’accord sur leurs points de divergence, et évitent ainsi la rupture consommée entre les Etats-Unis et l’Angleterre ».

En 1918 allait naître, de l’union entre le Royaume de Roumanie d’alors, la Transylvanie, le Banat, la Bessarabie et la Bucovine, ce que les historiens vont appeler la Grande Roumanie. Nul historien un tant soit peu sérieux n’imaginerait un déroulement alternatif des événements. Mais Virgil Nemoianu n’est pas de ceux-là : « Des peuples qui parlent la même langue et vivent dans des Etats différents, on en trouve partout, en Europe et ailleurs. Qu’aurait-on gagné si l’union avait échoué ? Comment aborder et comprendre ces choses-là ? D’abord, c’est que les Roumains ont été pendant mille ans au carrefour des poussées migratoires et des visées impériales, des puissances du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Il y a eu des périodes où sur les trois pays roumains, trois influences différentes ont été exercées, qui modifiaient la nature, la manière d’être et d’appréhender le monde, les mœurs dans chacun de ces pays. Dans l’ancien royaume d’avant 1918, formé de la Valachie et la Moldavie, on constate une influence française et russe dominante, alors qu’au-delà des Carapates, l’on constate une influence allemande, au-delà et en dépit de la domination magyare. Comment auraient évolué ces Etats ? Je peux imaginer des mouvements de population, d’un côté et de l’autre de la frontière qui aurait perduré. Et même lorsque la frontière a sauté, il y a encore eu une attraction transylvaine vers l’Europe Centrale, puis une attraction en sens contraire, de l’ancien royaume vers une sorte de confédération balkanique, surtout vers la Yougoslavie, la Bulgarie et la Grèce. »

La Roumanie d’aujourd’hui est encore et toujours traversée par cette frontière invisible, une frontière délimitant l’influence ottomane sur l’ancien royaume de Roumanie d’avant 1918, où la prédominance de la religion orthodoxe est évidente, de celle de l’Empire d’Autriche-Hongrie, où des relents du catholicisme se font encore sentir, en Transylvanie.

Et c’est bien sur ces prémisses que Virgil Nemoianu bâtit son histoire alternative, celle d’une Roumanie plurielle : « L’essence des deux Etats aurait été différente. Un milieu urbain prépondérant en Transylvanie, avec une orientation de centre-gauche, car la tradition sociale-démocrate était bien ancrée dans cette région. Elle était aussi dotée d’un système financier étoffé, d’un réseau de banques locales, et pouvait se targuer d’un début prometteur d’industries. Cet Etat imaginaire aurait pu ressembler à s’y méprendre à la Slovaquie, à la Slovénie ou encore à la Croatie d’aujourd’hui. Par contre, l’ancien royaume d’avant 1918, formé de l’union entre la Moldavie et la Valachie, avait sans doute ses atouts de nature culturelle et intellectuelle. Je le vois avec ses universités, avec sa tradition intellectuelle plutôt solide et doté d’une agriculture à la pointe. Il aurait pu regarder vers le Sud, vers les Balkans, en confiance. Quant à l’élément religieux, il y a avait en Transylvanie un esprit de tolérance entre les différents cultes, les orthodoxes, les uniates, les catholiques. Il y avait parfois des conflits, mais c’était surtout la tolérance et l’amitié qui prévalaient. L’ancien royaume était orthodoxe pur, donc plus proche des Balkans et de la Russie. Et je crois que, dans ce contexte fictionnel, l’extrême droite n’aurait pas pu y faire son lit. Mais, évidemment, si l’union n’avait pas eu lieu, on aurait constaté aussi des désavantages, car la Roumanie unifiée disposait d’une certaine taille, et donc d’un certain poids économique, d’un certain poids externe, sensible même pendant l’époque communiste. Enfin, je ne veux pas accréditer la thèse que les deux Roumanie s’en seraient trouvé mieux si elles avaient continué de rester séparées. Il y aurait eu des avantages, mais aussi des inconvénients. C’est un exercice d’imagination, et c’est pour cela que j’ai imaginé cette histoire alternative ».

Mais l’histoire, la vraie, a été écrite il y a cent ans, par la signature des Traités de Versailles et de Trianon, par l’intermédiaire desquels les Grandes Puissances consacrèrent la volonté d’union des Roumains, entre les frontières et sous la bannière d’un même Etat. Il n’empêche que les différences historiques, de mentalités, subsistent ou ressurgissent de manière régulière, et que l’appel à l’uchronie demeure toujours un exercice intellectuel attrayant.
(Trad. Ionut Jugureanu)

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