L’héritage latin des Roumains
L'origine latine de la langue roumaine et l'importance de l'élément roman dans l'ethnogenèse des Roumains ont été redécouverts et étudiés depuis plus de 200 ans par bon nombre d'historiens et de linguistes.
Steliu Lambru, 28.08.2023, 06:20
Mais la contribution d’autres ethnies dans la formation de la nation roumaine d’aujourd’hui ne saura évidemment être ignorée. Davantage encore, les chercheurs s’attachent de comprendre au mieux la trace laissée par ces sources multiples dans l’imaginaire collectif, à travers les structures sociales qu’elles avaient développé à un moment donné, par exemple. Le président en exercice de l’Académie roumaine, l’historien Ioan-Aurel Pop, prône une approche critique face au concept d’identité nationale. Ecoutons-le :« Il faudrait essayer de comprendre un peu mieux qui on est, ce qu’on est, ce que nous avons hérité de nos ancêtres. Il faudrait accepter de mettre en doute les idées reçues. Mais une chose est sûre : nous sommes parvenus à durer, nous ne nous sommes pas laissés fondre dans les populations, dans les ethnies avec lesquelles nous avons eu de longues périodes de cohabitation : les Huns, les Gépides, les Avares, les Petchenègues, les Cumins. Et cela même en dépit de notre taille, car nos Etats ont toujours été d’une taille plutôt dérisoire, nous sommes parvenus à durer et à nous développer. »
Mais, au fond, qui sommes-nous, nous, les Roumains ? Ioan-Aurel Pop : « A cette question, je répondrais que nous pouvons nous définir par notre langue, par nos patronymes, par la manière dont nous avons embrassé le christianisme. Et ces éléments nous rattachent à l’Occident. En revanche, si l’on regarde la nature du culte orthodoxe pratiqué en Roumanie, l’emploi de la langue slavonne et de l’alphabet cyrillique dans la pratique religieuse et dans les actes officiels issus au Moyen Âge, l’on se rend compte de notre appartenance à l’espace byzantin et de l’influence exercé par l’espace slave. Néanmoins, la latinité de la langue roumaine demeure un élément essentiel de notre identité nationale, surtout dans cette partie du monde ».
Et il est vrai que partager une même langue définit souvent l’appartenance à une même nation. Ioan-Aurel Pop ajoute que les voyageurs étrangers qui visitaient l’espace roumain au Moyen Age remarquaient souvent la conscience des habitants de leur appartenance à un espace de latinité : « Les sources, il faut les prendre telles quelles. Sans faire de tri. En tant qu’historien, si j’aime avoir une image d’ensemble mettons du 16e siècle, je prends l’ensemble de sources, et j’essayes de reconstituer le puzzle. Je n’arriverai certainement pas à remplir toutes les cases, et dans ce cas je peux aussi me lancer dans des supputations, mais l’idée est de disposer d’autant de sources que possible. Prenez, le voyageur Francesco della Valle racontait avoir été hébergé une nuit par les moines du monastère Dealu. L’on est en 1536. Et c’est là qu’il apprend pour la première fois l’histoire de l’arrivée des légions romanes du temps de l’empereur Trajan dans ce pays. Je n’ai pas de raison de mettre en doute la véridicité de ses dires. D’autant que je peux les corroborer avec ce que racontent d’autres voyageurs qui racontent à peu près la même histoire, « un tel me disait que les Roumains sont des Romans à l’origine ». »
C’est d’ailleurs autour de cette origine latine commune que s’était constitué le sentiment national et c’est toujours autour de la latinité qu’a été bâti l’Etat moderne au 19e siècle. Mais la conscience collective de l’appartenance à cet espace de latinité existait depuis bien plus longtemps, selon le président de l’Académie roumaine : « Les fils lettrés de boyards arrivent à étudier dans les écoles jésuites polonaises. C’est là qu’ils apprennent l’origine latine des Roumains et de leur langue. Ils rentrent ensuite au pays, et travaillent au développement de cette conscience commune, agencée autour de la latinité. C’est donc grâce aux érudits, aux intellectuels que cette conscience a pu être bâtie de la sorte. La chronique de Cantacuzène faisait déjà mention de ces deux moments fondateurs distincts : la conquête par les légions romanes de Trajan de la Dacie, ensuite, un millénaire plus tard, la descente de Rodolphe Bessaraba dit le Noir, le fondateur de la principauté de Valachie aux dépens des Hongrois. Maintenant, c’est à se demander si les moines du monastère Dealu dont je parlais tout à l’heure faisaient partie de ces érudits. Une chose est certaine : ils avaient très bien accueilli Francesco della Valle et ses comparses italiens, qui ont été bluffés par la générosité de cet accueil. Ensuite, au 17e siècle, voyez cette délégation suédoise essayer de nuer des contacts avec la noblesse magyare d’Oradea et de Cluj, en utilisant le latin. Peine perdue. Les nobles magyares ne connaissaient que le hongrois. Mais ensuite, dès que les Suédois traversent les Carpates vers le sud, ils s’aperçoivent que d’un coup tout le monde parlait le latin, même les paysans. Un latin vulgaire certes et truffé de mots d’emprunt, mais un latin qui leur était compréhensible. Ils entendent lapte pour lactis, le lait, ils entendent noapte pour noctis, la nuit. Et lorsqu’ils demandent aqua, de l’eau, on leur rapporte apa. »
L’origine latine de la langue roumaine, souvent contestée par ceux qui ne voyez pas leur intérêt dans cette continuité de l’existence de ce que deviendra la nation roumaine dans l’espace roumain, demeure malgré tout l’incontestable liant de l’identité nationale. (Trad. Ionut Jugureanu)