Les opposants du régime Ceauşescu : Alexandru Bârlădeanu
Steliu Lambru, 23.05.2022, 11:56
Durant les 25 années de son règne sans partage sur la Roumanie, étendu
entre 1965 et 1989, Nicolae Ceaușescu a imposé son style de leadership brutal
et intolérant à la tête du parti communiste roumain, faisant le vide autour de
lui. Tous ceux qui semblaient manifester la moindre retenue face aux ukases et
au bon vouloir présidentiels étaient éloignés sans ambages du cercle du
pouvoir, pour autant qu’ils ne le faisaient d’eux-mêmes. Parmi les communistes
qui avaient, malgré tout, tenté d’affronter assez ouvertement le leader suprême,
Alexandru Bârlădeanu occupe une place particulière.
Né en 1911 dans le sud de la République de Moldova actuelle, partie de la
Russie du Tsar avant la fin de la Grande Guerre, Alexandru Bârlădeanu rejoint
les communistes en 1943, lorsque le parti était interdit et que la Roumanie
menait la guerre avec l’Allemagne nazie contre l’Union soviétique. Après 1944,
il gravit rapidement les échelons du parti communiste, étant élu au parlement
communiste et nommé à plusieurs reprises ministre, devenant aussi l’un des
proches du secrétaire-général de l’époque, Gheorghe Gheorghiu-Dej.
À la mort
de son protecteur, survenue en 1965, il entre en conflit ouvert avec le
successeur de celui-ci, Nicolae Ceaușescu, auquel il conteste l’orthodoxie
communiste de sa politique économique. À l’été 1989, il est l’un des 6
signataires de la lettre ouverte adressée au leader finissant, dans laquelle ce
dernier était sommé de démarrer les réformes. Après l’effondrement du
communisme, il est élu sénateur dans la première législature de la nouvelle
démocratie roumaine. Il meurt en 1997, à l’âge de 86 ans.
Lors d’une interview de 1995, conservée par le Centre d’histoire orale de
la Radiodiffusion roumaine, Al. Bârlădeanu remémore les débuts du conflit qui
l’opposa à Ceaușescu, lors du onzième congrès du parti communiste, où le
dictateur reçoit son sacre. Le motif de la brouille : leur désaccord au
sujet du rapport entre le poids des investissements et de la consommation dans
l’économie dirigée de l’époque.
Alexandru Bârlădeanu : « À l’origine, il y avait cette
divergence entre nous, au sujet de la répartition des bénéfices de la
croissance entre la consommation et l’investissement. J’avais soutenu la
première dans ma prise de parole. J’avais démontré combien la hausse des investissements
mettait à mal le niveau de vie, et qu’il fallait le juste rapport entre ces
deux éléments : la part du PIB destinée aux investissements et la part
destinée à la consommation. Moi, j’avais soutenu qu’une répartition juste relevait
de l’art politique, alors que Ceauşescu soutenait que c’était une simple
question technique. Il ne s’agit d’aucune question technique en la matière,
cela relève de l’art politique, du sens politique. »
Avec le passage du temps, le fossé entre
les deux n’a fait que se creuser. La fameuse loi de 1966, qui interdisait l’IVG
et que Ceauşescu voulait à tout prix, avait encore marqué la différence de point
de vue entre les deux leaders communistes.
Alexandru Bârlădeanu : « Au fil du temps, nous avons eu
plusieurs accrochages, sur pas mal de choses. Et l’un de ces points
d’achoppement était l’IVG. L’été qui a suivi son élection à la tête du parti,
voilà qu’il convoque à l’improviste une séance exceptionnelle du Comité
exécutif du parti. J’étais en vacances, au bord de la mer Noire. Je m’y amène
malgré tout, et voilà qu’il met d’emblée sur la table la question de
l’avortement, qui était légal à l’époque. Et je me suis levé contre sa
proposition de le mettre hors la loi. J’avais soutenu que la question n’avait
pas été étudiée et que l’on devait en analyser les conséquences à tête reposée.
Une position soutenue par (Ion Gheorghe) Maurer aussi, le premier-ministre de
l’époque. Alors Ceauşescu me jette à la figure qu’en m’y opposant, je ne
faisais que soutenir la prostitution. C’était complètement insensé. »
La dimension du lopin de terre que les paysans était en droit de posséder
autour de leur maison a constitué un autre motif de désaccord entre les deux.
Finalement, Alexandru Bârlădeanu se résout à quitter les hautes sphères du
parti, en prétextant d’une maladie.
Alexandru Bârlădeanu : « Ceausescu ne voulait laisser que
500 mètres carrés autour des maisons des paysans. Enfin, je me sentais de plus
en plus isolé, j’avais le sentiment qu’on divergeait sur tout. À la fin, c’était en 1968,
nous nous sommes à nouveau disputés sur une question sans importance. C’est le
moment où j’ai décidé de me retirer de la vie politique. Je souffrais à
l’époque du début d’une maladie de sang et j’avais consulté un grand professeur
de Paris, un hématologue célèbre, qui m’avait délivré une lettre médicale dans
laquelle il avait marqué que je devais arrêter de travailler ; sinon, il y
avait 7 chances sur 10 que l’issue soit fatale. Et j’ai montré cette lettre à
Ceauşescu. »
Bârlădeanu choisit donc de se retirer
plutôt que d’arriver au conflit ouvert, qui n’aurait pu avoir d’issue favorable,
ce qu’il savait pertinemment bien.
Alexandru Bârlădeanu : « Je dirigeais le Conseil
scientifique, et c’est depuis cette position que j’ai eu le dernier clash avec Ceauşescu. Je lui avais présenté un plan pour
réorganiser le Conseil et la recherche scientifique. Silence radio, pendant
plusieurs jours. Puis je l’interpelle au sujet du plan que je lui avais
présenté. Sa réponse : « Tu crois pouvoir m’apprendre ce qu’est
la science ? » C’était tout ce qu’il avait compris du document où je lui
proposais des mesures à prendre. Dès lors, j’avais décidé de me dissocier de sa
personne et de la politique qu’il entendait mener dans le pays. Je voyais déjà
le désastre économique poindre à l’horizon. Je l’avais dit à voix haute
d’ailleurs, sans me cacher. »
Ceaușescu arriva finalement à imposer ses vues au sein du parti, poussant
de plus en plus vers un régime de dictature personnelle sans partage, mais qui
n’a pas tardé d’envoyer la Roumanie au pied du mur. La fin du régime se fera
dans le sang, à la faveur de l’effondrement général du communisme en Europe
centrale et de l’Est, fin 1989. (Trad. Ionuţ Jugureanu)