Les monuments perdus de Bucarest
Comme toute agglomération urbaine vivante, Bucarest a constamment changé de visage, tout particulièrement depuis la seconde moitié du 19e siècle. Foncièrement orientale et dépourvue de monuments publics jusque vers l’année 1800, la ville avait à l’époque des logements précaires et une mauvaise qualité de vie. Cette triste réalité était racontée par les voyageurs étrangers de passage dans la région, mais aussi par les peintures et gravures. C’est au 19e siècle que les personnalités et les moments historiques commencent à être immortalisés dans des monuments publics.
Steliu Lambru, 24.07.2017, 12:26
Un grand nombre de ces édifices n’existent plus, explique le muséographe Cezar Petre Buiumaci, du Musée de la ville de Bucarest, mais leurs traces montrent le parcours de la capitale roumaine depuis la bourgade orientale à la ville aux aspirations européennes d’aujourd’hui : « C’est sur la place appelée Vorniciei (des Gouverneurs), une statue monumentale de « la Roumanie délivrée », réalisée par l’artiste Constantin Daniel Rosenthal, a été installée le 23 juin 1848, à l’endroit où se trouve actuellement le Musée des collections d’art, avenue Victoriei. Le journal ‘Pruncul român’ (L’enfant roumain) décrivait l’œuvre en question comme une représentation de la déesse romaine Fama, drapée dans une toge, avec une couronne de laurier dans ses longs cheveux dénoués et des morceaux de ses anciennes chaînes autour des poignets ; elle tient la crosse dans une main et la balance dans l’autre, symboles de la foi et respectivement de la justice, et elle foule aux pieds un serpent représentant les ennemis. Cette première statue bucarestoise reste en place seulement 55 jours, car le « caimacam » (une sorte de régent) donne l’ordre de la déboulonner, puisqu’il craint une intervention militaire russo-turque. Le journaliste et homme politique C.A. Rosetti écrivait, dans le même ‘Pruncul român’, que « l’acte de vandalisme » avait été justifié avec « des mots d’une bassesse que le papier ne supporte pas ». Un monument qui aurait dû perdurer n’a eu ainsi qu’une existence éphémère. »
L’avenue de la Victoire d’aujourd’hui, appelée à l’époque « le Pont de Mogoşoaia », a longtemps été le principal lieu d’accueil des monuments publics bucarestois, ajoute le muséographe Cezar Petre Buiumaci : «Devant le nouvel édifice de l’Athénée roumain se trouvait ‘La colonne de l’aigle’ du sculpteur Karl Storck, que le maire de Bucarest de la fin du 19e siècle décida de réinstaller, en 1890, sur une petite place du centre-ville, d’où elle allait disparaître en 1903, remplacée par la statue de C.A. Rosetti. Le parvis de l’Athénée roumain a accueilli, plus tard, une copie de la sculpture « Les Coureurs » du Français Alfred Boucher, mais un nouveau changement se produit assez rapidement et « Les Coureurs » laissent la place à la statue d’Eminescu et emménagent sur l’avenue Victoriei. Quant à la « Colonne de l’aigle », elle trouve refuge Place Regina Maria, où elle se sera irrémédiablement abîmée lors du grand tremblement de terre de 1977. Le square de l’Athénée était bordé de monuments transférés par la suite au Jardin de Cişmigiu, sauf celui consacré au poète du 19e siècle Ienăchiţă Văcărescu, qui s’est perdu. »
Le muséographe Cezar Petre Buiumaci décrit aussi l’évolution d’un lieu emblématique du centre-ville de Bucarest, la place appelée du Tricolore: « Sur l’avenue Victoriei, la fontaine dite de la Paix fait son apparition en 1896, lors de la visite à Bucarest de l’empereur austro-hongrois François Joseph ; construite sur l’ancien emplacement du monastère Sărindar, la fontaine était très belle, mais la mauvaise qualité des matériaux de construction utilisés a pratiquement causé sa disparition. Quelque temps plus tard, c’est le Cercle militaire qui est également érigé sur la même avenue, et la municipalité décide de rappeler aux passants la fontaine abîmée en en construisant une autre, qui existe de nos jours encore, devant l’édifice du Cercle militaire, sur la place du Tricolore. »
L’Arc de Triomphe, monument représentatif de la capitale roumaine, a lui aussi connu une série de modifications du projet, racontée par Cezar Petre Buiumaci, du Musée de la ville de Bucarest : «Dans le contexte du couronnement, en 1922, du roi Ferdinand et de la reine Marie en tant que souverains de la Grande Roumanie, l’architecte Petre Antonescu est choisi pour construire un arc de triomphe dans un délai plutôt bref, de moins d’un an. Il décide d’utiliser le béton pour les piliers et l’arche, et le plâtre patiné, matériau assez fragile, pour les éléments décoratifs. Petre Antonescu fait à son tour appel aux grands sculpteurs roumains de l’époque pour réaliser ces éléments, dont les principaux sont huit soldats hauts de 5 mètres et demi chacun. Alexandru Călinescu est l’auteur des effigies du couple royal, Ferdinand et Marie, les seuls éléments qui ont été préservés et intégrés au nouvel arc de triomphe, que nous admirons de nos jours à Bucarest. L’ancien tombe en ruine avant de disparaître, à cause de l’indifférence des institutions dont il aurait dû être la responsabilité, malgré les fonds alloués à la rénovation: le ministère de la culture, la mairie de la ville, la commission des monuments historiques, le ministère des travaux publics, le ministère de l’agriculture ou celui de la défense. C’est le roi Carol II qui a souhaité un nouvel arc triomphal dans la capitale ; projeté par le même Petre Antonescu, il a été inauguré en 1936. »
La liste des monuments bucarestois disparus est bien plus longue, mais tant que leur souvenir persiste, ils ne sont pas entièrement perdus. (Trad. Ileana Taroi)