Les latrines anciennes de Bucarest – source de trésors archéologiques
Mieux rendre compte de l'évolution de cette ville orientale du début du 19e siècle vers la modernité occidentale.
Steliu Lambru, 27.11.2023, 09:53
Il existe
depuis toujours la grande histoire, faite par la biographie de grands hommes d’Etat
et par les grands événements historiques qui ont changé le cours des choses, et
puis aussi la petite histoire, celle centrée sur les anecdotes et sur les
détails, qui illustrent la première. Lucien Febvre, célèbre historien français,
parlait en cette occurrence d’histoire totale, dont l’ambition était de rendre
compte de tout ce qui englobait une période donnée, depuis ses tabous et jusqu’aux
moindre recoins du quotidien. Que certains historiens se soient alors penchés
sur l’évolution des cloaques et autres égouts depuis le 19e siècle
et jusqu’à nos jours n’a dès lors rien de bien surprenant.
Des fouilles archéologiques ont mis au jour des éléments de la vie quotidienne des Bucarestois d’antan
Des
fouilles entreprises par les archéologues du Musée d’histoire de Bucarest sur
un site découvert lors des travaux de réhabilitation de certains immeubles de
patrimoine ont été l’occasion de puiser davantage dans les cloaques de ce Bucarest
d’antan, et de mieux rendre compte de l’évolution de cette ville orientale du
début du 19e siècle vers la modernité occidentale dont elle commence
à se draper dans la seconde moitié du siècle.
Theodor Ignat, archéologue au
Musée d’histoire de Bucarest, nous accompagnera dans la découverte et l’interprétation
des immondices de nos ancêtres.
« Le
terme « hazna » ou latrine en traduction française, nous vient du
turc, et signifie, tenez-vous bien, trésor ou chambre du trésor. Nous ignorons
comment se fait-il que ce terme ait évolué de la sorte en roumain, jusqu’à
recouvrir le sens péjoratif dont il est affublé aujourd’hui. Il se puisse que ce
soit du fait que les objets de valeur, les trésors, soient souvent enfuis sous terre.
Ou que ce soit par ironie qu’on ait donné ce titre aux immondices. Ou alors,
peut-être que l’on cachait des objets de valeur dans ces latrines, car qui
aurait eu l’audace de s’y risquer. Mais en vérité l’on ignore la raison de
cette mutation du sens de ce terme. »
Quels usages pour ces égouts?
Mais
quelle était la fonction principale de ces haznale au début du 19e
siècle ? Egouts, latrines, fosse plus ou moins septique ?
« Ces
égouts servaient probablement à tous usages. Ils y recueillaient sans doute les
eaux usées, car l’on y a trouvé des objets bien conservés. Il est fort probable
à ce que ces endroits aient servi de toilette aussi, mais les déjections se
décomposent sans laisser des traces une fois passé un certain laps de temps. Pourtant,
l’on y a retrouvé des traces de matière organique. Mais cela pourrait être des
restes alimentaires. Les hommes du néolithique déjà avaient pour habitude d’enfuir
sous la terre dans des fosses creusées à cet effet les restes organiques, qui
risquent de se décomposer et qui émanent une odeur pestilentielle. Ces « haznale »
endossaient donc des fonctions multiples. Une de nos collègues a même posé
comme hypothèse leur usage en tant des glacières, pour conserver donc les blocs
de glace prélevés en hiver ».
Une exposition inédite à Bucarest
Les
objets récupérés des quatre fosses bucarestoises du 19e siècle ont
été exposés au Musée d’anthropologie urbaine attenant au Musée d’histoire de
Bucarest, et peuvent être admirés dans une collection inédite.
L’on pourra ainsi
y admirer des vases de porcelaine joliment peint, des pots de fleur, toutes
sortes de récipients en faïence à usage pharmaceutique ou cosmétique, des
coffrets, une bouteille de parfum estampillée Roger & Gallet, Paris, et
plein d’autres objets du quotidien de l’époque.
L’on approche Theodor Ignat pour
mieux comprendre ce que les gens se plaisaient de jeter dans ce genre de fosse :
« Tout
et n’importe quoi sans doute. Les objets confectionnés dans du cuir, du bois,
des fibres végétales n’ont pas survécu. L’on retrouve tout ce qui est en
céramique, des vases qui, une fois abîmés, étaient jetés. Mais l’on retrouve
aussi des vases dans un état impeccable, et l’on se demande pourquoi les gens s’en
étaient débarrassés. Peut-être qu’ils y avaient conservés des substances
toxiques, c’est une hypothèse comme une autre ».
Pas facile de creuser une telle fosse
Ces
fosses étaient habituellement creusées à une dizaine, à une quinzaine de mètres
d’une église ou d’un pâté de maisons. Pas trop loin, mais suffisamment pour que
l’odeur qu’elles dégagent n’empeste pas les habitants. Mais confectionner une
telle fosse n’était pas chose aisée. Theodor Ignat :
« La
fosse était le plus souvent renforcée, en maçonnerie, bien étanche. Le fond
était recouvert d’un mélange fait du sable et de la chaux, qui était perméable,
mais empêchait la boue de se former. Et l’on suppose qu’elles étaient vidangées
de façon régulière. »
Quoi
qu’il en soit, les trésors conservés dans ces latrines publiques nous ouvrent
aujourd’hui une porte sur le quotidien des bucarestois d’il y a voici deux siècles.
(Trad. Ionut Jugureanu)