Les campagnes d’alphabétisation lancées à l’époque du régime communiste
Mue par le désir d’émancipation du menu peuple, la lutte contre l’analphabétisme était devenue une véritable obsession des premières années après l’instauration du régime à la tête de la Roumanie. Car l’illettrisme était, certes, perçu à l’époque comme un grand handicap des classes populaires et la principale raison de leur état d’ignorance. Néanmoins, le recul du temps aidant, les historiens nuancent aujourd’hui l’ampleur du succès obtenu par le régime de l’époque en la matière. En effet, certains historiens n’hésitent pas à mettre en avant le rapport discutable entre les coûts engagés et les bénéfices engrangés par ces campagnes d’alphabétisation.
Steliu Lambru, 23.03.2020, 14:14
Mue par le désir d’émancipation du menu peuple, la lutte contre l’analphabétisme était devenue une véritable obsession des premières années après l’instauration du régime à la tête de la Roumanie. Car l’illettrisme était, certes, perçu à l’époque comme un grand handicap des classes populaires et la principale raison de leur état d’ignorance. Néanmoins, le recul du temps aidant, les historiens nuancent aujourd’hui l’ampleur du succès obtenu par le régime de l’époque en la matière. En effet, certains historiens n’hésitent pas à mettre en avant le rapport discutable entre les coûts engagés et les bénéfices engrangés par ces campagnes d’alphabétisation.
Le 23 août 1944, la Roumanie abandonnait son alliance avec l’Axe et se joignait aux Alliés. Une semaine plus tard, le 31 août 1944, l’Armée rouge faisait son entrée à Bucarest, marquant un tournant dans l’histoire de la Roumanie. A l’époque déjà, la presse communiste et pro communiste qui commençait à paraître dans la capitale roumaine faisait de la lutte contre l’illettrisme son principal cheval de bataille. En effet, le quotidien « Scânteia » (L’Etincelle), l’officieux du Parti communiste roumain, évaluait à 49% le taux d’illettrisme dans les petites villes et les villages. Les auteurs des articles et, plus tard, les hauts responsables du parti, niaient les efforts consentis antérieurement pour combattre le phénomène. Il s’agissait, selon eux, d’une volonté assumée du régime bourgeois précédent de maintenir les classes sociales inférieures dans l’ignorance, dans le dessein évident de mieux les contrôler et les discriminer.
L’historien Cristian Vasile, de l’Institut d’histoire Nicolae Iorga de Bucarest, travaille sur la politique d’alphabétisation développée par le régime communiste dans ses premières années d’existence. Ecoutons-le :« A compter de la fin de l’année 1947, la campagne d’alphabétisation est devenue, pour la direction du Parti communiste, partie intégrante de la révolution culturelle qui s’inspirait du modèle soviétique. La propagande stalinienne n’hésitait d’ailleurs pas à prétendre que l’URSS était arrivée à éradiquer complètement le phénomène de l’illettrisme, et la Roumanie prétendait la même chose. Mihail Roller, l’historien en chef du régime communiste si l’on peut dire, a été également le porte-drapeau, le théoricien de la pédagogie d’inspiration soviétique. Il a d’ailleurs publié un livre sur le sujet, qui détaillait également l’utilisation de ces méthodes pédagogiques dans l’espace roumain. »
« L’illettrisme constitue un frein énorme à l’accès des travailleurs aux commandes du pays et à l’édification du socialisme et du communisme. L’homme qui ne sait ni lire, ni écrire se trouve hors du champ politique. » La citation est extraite d’un manifeste de l’époque qui utilise cette rhétorique simplificatrice et mystificatrice de la propagande communiste. Mais il est bien vrai que l’instauration, le 6 mars 1945, du gouvernement communiste dirigé par Petru Groza a ouvert la voie à l’alphabétisation de la campagne roumaine. Les ministères de l’Education nationale et de la Culture avaient été chargés de mettre en œuvre la politique du Parti dans ce domaine. Il fallait étoffer le réseau scolaire en milieu rural et permettre l’accès à l’enseignement à l’ensemble des enfants.
Qui plus est, le processus d’alphabétisation était soutenu au moyen des caravanes cinématographiques, via la propagande visuelle, par l’exposition à des œuvres d’art qui encourageaient la scolarisation des enfants. Enfin, le service militaire a constitué un excellent moyen d’alphabétisation, car beaucoup de fils d’agriculteurs avaient appris à lire et à écrire pendant les trois années de service militaire. Cela était aussi vrai pour les membres des minorités nationales, qui apprenaient le roumain à cette occasion. Mais ce processus d’alphabétisation était sous-tendu par le désir du régime de propager l’idéologie marxiste-léniniste au sein des classes populaires.
En dépit des efforts consentis, la mise en route du programme d’alphabétisation a été semée d’embûches. L’historien Cristian Vasile : « Cette campagne d’alphabétisation, telle qu’elle avait été conçue par le ministère de l’Education, s’est heurtée aux réticences, voire à l’hostilité de certains enseignants. Il ne s’agissait pas nécessairement de résistances provoquées pour des raisons idéologiques, mais simplement pratiques. Beaucoup d’enseignants avaient été transférés, depuis les écoles de ville où ils travaillent, dans les campagnes ou les petites villes. C’est là qu’il y avait le plus d’illettrisme et qu’ils devaient mener la politique du régime. Or, les conditions qu’ils rencontraient sur place n’étaient pas idéales. Ils manquaient de tout confort, n’avaient pas de logement et pouvaient difficilement accomplir leur travail d’enseignants. » De jeunes enseignants avaient alors été envoyés mener la politique du régime tout de suite après la fin de leurs études. Il y avait à l’époque ce mécanisme qui permettait au régime de répartir les gens à leurs postes de travail selon son gré et ses besoins.
Pourtant, le refus de certains de s’y conformer donna lieu à des sanctions drastiques. Ils étaient accusés de sabotage et sanctionnés. Cristian Vasile : « Prenez, au mois de novembre 1948, le rapport de l’inspecteur scolaire en chef du département de Cluj, qui mentionnait, je cite : « Concernant la campagne d’alphabétisation, les enseignants exigent le paiement des heures supplémentaires. Plusieurs enseignants ont démissionné, abandonnant les postes auxquels ils ont été affectés. Il s’agit de personnes qui ont des liens forts avec la ville de Cluj et qui refusent d’aller travailler ailleurs. En effet, il existe un véritable fossé entre la ville de Cluj et la région en termes de développement, de confort, d’accès. Ce phénomène concerne 600 enseignants de la ville de Cluj. Ils s’étaient présentés à leurs postes dans les villages, puis nous ont remis leurs démissions. Nous avons pris la décision de les déclarer saboteurs de la réforme et de refuser de les réintégrer ailleurs. Ils ont été destitués. »
Le processus d’alphabétisation à l’époque communiste a bouleversé le système de l’Education nationale. Il s’est accompagné pour les enseignants d’affectations abusives, d’heures supplémentaires impayées, de mises au pas. Malgré tout, le niveau scolaire s’est amélioré progressivement. D’ailleurs, lors des émeutes estudiantines anticommunistes de 1956, le régime a été mis devant l’existence d’une opposition constituée par des jeunes. Ils étaient souvent issus des classes populaires et s’étaient solidarisés avec la révolution anticommuniste de Hongrie. Pour eux, l’accès à l’enseignement leur a permis de mieux s’informer quant aux réalités d’un régime qu’ils ont ainsi commencé à contester.