L’époque des Phanariotes dans l’espace des Principautés roumaines
Les princes régnants de Moldavie et de Munténie, nommés par la Sublime Porte, étaient originaires de ce fameux quartier. Cette époque, on pourrait l’assimiler en fait à ce que l’on entend par l’ancien régime, dans l’acception française et européenne du concept. Ce siècle phanariote de l’histoire roumaine a longtemps été perçu comme l’époque de la corruption généralisée et la source de tous les maux. Aujourd’hui, les historiens commencent à nuancer leurs propos, s’accordant de plus en plus à redorer le blason de ce siècle honni, l’appréciant comme un siècle qui se cherchait, mais qui a aussi mis la culture à l’honneur.
Steliu Lambru, 23.07.2018, 12:30
Les Phanariotes étaient des membres des familles aristocrates grecques, plutôt riches, souvent occupées par le commerce. Ils contrôlaient le Patriarcat œcuménique de Constantinople et avaient pénétré la hiérarchie administrative ottomane, où ils exerçaient certaines fonctions, telle celle de dragoman, c’est-à-dire d’interprètes pour la Sublime Porte et les ambassades établies dans la capitale ottomane à l’époque. D’un point de vue culturel, l’époque phanariote participe à la diffusion du style de vie et des mœurs orientales dans les Pays roumains, ainsi qu’à la consolidation du christianisme orthodoxe en langue grecque dans tout l’espace d’influence de l’Empire ottoman. Certains historiens feront plus tard le lien entre l’époque phanariote et l’époque byzantine, même si la première ne débute que dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. D’autres historiens verront encore en l’époque phanariote l’équivalent oriental du baroque.
Les Phanariotes font leur apparition dans l’histoire des Etats roumains de l’époque, en 1711 en Moldavie, lorsque le dernier voïvode, Dimitrie Cantemir, se réfugie en Russie, puis, cinq ans plus tard, en 1716, en Munténie. Pour un peu plus de cent ans, l’histoire des Principautés roumaines sera marquée par ces grandes familles grecques de Constantinople, qui montent sur et se disputent tour à tour le trône des Pays roumains. Les Mavrocordat, les Caragea, les Suțu, les Mavrogheni, les Moruzi, la branche albanaise des Ghica ou encore des grandes familles roumaines à l’origine mais hellénisées entre temps, telles les familles Callimachi, voire des familles à 100% roumaines, comme les Racoviţă et les Sturdza feront partie de la pléiade des Phanariotes.
Le courant romantique a mis au compte des Phanariotes et de leur vision orientale le retard économique et l’absence des réformes politiques que la société roumaine connaît pendant cette période. Pourtant, il ne faudrait pas ignorer que ce sont bien ces familles phanariotes qui deviennent le vivier d’où seront recrutées les futures élites nationales qui, un peu plus tard, seront porteuses de la modernité et de l’émancipation.
L’historienne Georgeta Penelea-Filitti recense les idées reçues qui ont, encore aujourd’hui, la vie dure, alors que l’époque phanariote s’est achevée il y a de cela deux cents ans, en 1821, la révolution menée par Tudor Vladimirescu lui donnant le coup de grâce : « Selon des recherches encore inédites, on saisit des lieux communs bien ancrés dans l’imaginaire collectif à l’égard de certaines époques. D’abord, sur l’histoire ancienne, l’époque héroïque des Daces et des Romains, lorsque l’on faisait partie de l’Empire. Et puis, à l’opposé, on retrouve l’époque phanariote. Si l’Antiquité était une époque glorieuse, la dernière était à critiquer. Pour tout ce qui n’allait pas, c’était la faute aux Phanariotes. Aujourd’hui encore, on rend parfois les Phanariotes coupables, à certains égards, de ce qui ne va pas avec nous-mêmes. Evidemment, il n’est pas du tout certain que notre mentalité d’aujourd’hui soit redevable, de quelque manière que ce soit, à cette époque révolue, mais on est bien contents de pouvoir jeter ailleurs l’anathème que d’entamer un travail sur soi-même, autrement plus difficile. Ce genre d’imaginaire n’est pas récent. On le retrouve déjà en consultant l’historiographie de l’époque romantique, dans les œuvres de Bălcescu et de Kogălniceanu. Par ailleurs, certains Grecs ont complètement démonisé les Phanariotes. Fin XIXe, on retrouve toutefois une voix dissonante, qui essaye de rééquilibrer les perceptions : c’est celle du grand savant Nicolae Iorga.
Les capitales des deux principautés roumaines, Bucarest et Iasi, étaient, selon les normes de l’époque, deux capitales orientales, c’est très clair. Les quelques sources iconographiques du XVIIIe siècle et qui sont parvenues jusqu’à nous indiquent deux villes dominées par de petites maisons et par quelques églises, sises au bord de deux rivières de taille modeste. C’est au cours du siècle suivant que les deux capitales tentent de recouvrer des identités urbanistiques un peu plus marquées, Bucarest commençant à se différencier. La capitale de la Munténie, Bucarest, est devenue représentative pour l’époque, car elle devient progressivement la ville qui s’agrandit plus vite, et qu’elle s’érige, après 1800 notamment, comme point d’ancrage des intérêts économiques et politiques des grandes puissances dans la région, telles la France et le Royaume-Uni.
Début XIXe, Bucarest était un mélange invraisemblable d’ethnies, un nœud économique en pleine expansion, et le creuset du changement : d’un point de vue social, économique, c’était l’endroit par excellence des réformes politiques, des crises d’autorité, un creuset institutionnel enfin, des institutions en train de voir le jour. Les élites tentaient de crayonner des institutions étatiques et recherchaient l’appui des grandes puissances. De taille plus modeste, mais pas larguée pour autant, Iasi, la capitale moldave, ressemblait à s’y méprendre à celle de sa sœur du sud, Bucarest, la capitale de la Munténie.
Au long des deux cents ans que compte l’historiographie roumaine, la période phanariote est connotée surtout de manière négative. Cette vision commence à être néanmoins battue en brèche ces derniers temps, et une nouvelle perspective, plus équilibrée, se fait progressivement jour.
Ainsi, Georgeta Penelea-Filitti pense qu’il est grand temps de rompre avec les idées reçues, et d’analyser le XVIIIe siècle roumain la tête froide, et sans parti pris : « Dans son livre « Le Bucarest phanariote », l’historien Tudor Dinu ne vise pas à élever des louanges aux Phanariotes. Mais il n’envisage pas non plus les condamner, sans autre forme de procès. Sa démarche consiste à retracer tout simplement l’histoire de la ville de Bucarest, à montrer ses multiples facettes. En faisant des recherches sur la vie quotidienne de l’époque, on ne peut ignorer la présence, l’influence, la contribution, dans le devenir de cette ville, de ces Grecs. Pourquoi ? Mais parce que dans la vie roumaine de l’époque, on distingue quelques éléments de dynamisme : les Grecs, les Juifs et les Arméniens. De ces trois ethnies, les Roumains ont embrassé plus volontiers les Grecs. Des liens se sont tissés pendant cette période. Des liens d’amour. Parce que les commerçants, le marché de Bucarest a été le point de rencontre des courants d’idées complètement inédits: les coutumes, l’organisation du commerce, les relations personnelles entre les Roumains et les Grecs, c’est là que cela se passait. Et, au-dessus de tout ce monde : la figure des voïvodes phanariotes. Il s’agit d’une image équilibrée et correcte, le reflet d’une certaine réalité de l’époque. Mais il s’agit aussi d’une image inédite, inattendue pour beaucoup. »
L’héritage phanariote continue à faire débat en Roumanie, deux siècles après l’extinction de ce régime, alors que la divergence des points de vue de l’historiographie n’est rien d’autre que le reflet d’une certaine maturité acquise, au fil des ans, par cette discipline. Mais cela dénote bien plus encore : un certain détachement par rapport aux idées reçues et aux visions partisanes, encore de mise jusque très, trop récemment. (Trad. Ionut Jugureanu)