Le voïvode Etienne le Grand et la Moldavie de son époque
Etienne le Grand monta sur le trône
de Moldavie en 1457, pour y régner sans partage et avec beaucoup d’adresse,
pendant pas moins de 47 ans. Il s’allia ou se mesura tour à tour aux puissances
régionales d’alors qu’étaient la Pologne, la Hongrie et, surtout, l’Empire
ottoman à son apogée.
Steliu Lambru, 29.08.2022, 10:46
Etienne le Grand monta sur le trône
de Moldavie en 1457, pour y régner sans partage et avec beaucoup d’adresse,
pendant pas moins de 47 ans. Il s’allia ou se mesura tour à tour aux puissances
régionales d’alors qu’étaient la Pologne, la Hongrie et, surtout, l’Empire
ottoman à son apogée.
Les historiens et les écrivains
roumains du XIXe siècle, épris du romantisme à la mode à l’époque, ont réussi à
forger un véritable mythe héroïque autour du personnage, tout comme l’image
d’une Moldavie puissante, prospère, tout près d’être invincible. Cependant, la
réalité fut, comme souvent, beaucoup plus nuancée. Car, même en traversant
cette période faste de son histoire que fut le règne d’Etienne le Grand, force
est de constater que la Moldavie était encore une principauté située aux
confins de la civilisation européenne, où les gens n’était pas à l’abri du
dénuement et où l’insécurité régnait trop souvent en maître. L’historien et
l’archéologue Adrian Andrei Rusu, qui s’est surtout penché à dépeindre le
quotidien des Moldaves à l’époque d’Etienne le Grand dans son récent ouvrage, arrive
à démonter avec hardiesse bon nombre de mythologies historiques bâties autour
de cette période par les historiens de la période romantique.
L’historien Ovidiu Cristea, de l’Institut
d’histoire de l’Académie roumaine Nicolae Iorga, croit en revanche que
les conclusions différentes auxquelles sont arrivées ces deux générations d’historiens
s’expliquent surtout par la difficulté d’interpréter les documents d’époque, en
essayant trop souvent de comprendre le passé en chaussant les lunettes du
présent.
Ovidiu Cristea : « Pour
citer le professeur Rusu : pour couvrir la réalité de cette période
médiévale, le langage utilisé par les chancelleries ne suffit pas. Umberto Eco
était arrivé à la même conclusion lorsqu’il avait analysé le texte de Marco
Polo, où tout porte à croire qu’il dépeignait un unicorne mythologique, alors
qu’il n’était qu’en train de décrire le banal rhinocéros. Seulement, à son
époque, ce terme et la réalité qu’il couvrait n’existaient pas. Marco Polo se
voit donc obligé de faire appel aux sources mythologiques qui lui étaient
familières pour décrire une réalité de fait nouvelle et différente. Et c’est
bien au même type de processus mental que fait appel l’historien contemporain
lorsqu’il se heurte à une réalité, à des objets du quotidien dont il ignore
l’utilité et l’utilisation que leur donnaient les gens de l’époque. »
Adrian
Rusu s’était en effet donné pour mission de faire revivre le quotidien de la
société médiévale moldave à l’époque d’Etienne le Grand. En outre, il s’était
attelé à reconstituer la résidence du célèbre prnce médiéval moldave, exercice
loin d’être facile.
Adrian Rusu : « J’avais
dû reprendre l’intégralité de l’information archéologique et architectonique de
l’époque pour mettre à jour l’existence de l’appartement voïvodal à l’intérieur
du château de Suceava. Il comprenait un grand salon, au plafond voûté en style
gothique, et frappé de ses armoiries. Mais le comble a été la découverte des
salles de bain, l’une dotée d’eau froide, l’autre d’eau chaude. Le château fort
comprenait également un jardin, élément usuel à l’époque aux cours royales de
cette partie d’Europe. A vrai dire, il est improbable qu’Etienne le Grand, dont
le long règne avait signé l’apogée de la Moldavie médiévale, eût été dépourvu
de quelque élément de confort que ce soit et dont pouvaient bénéficier les
autres princes de son rang de la région à cette époque-là. »
Mais Adrian
Rusu exprime aussi son scepticisme à l’égard du dynamisme économique de la
Moldavie de l’époque : « Les
routes de commerce traversaient en effet la Moldavie du sud au nord, mais il
s’agit surtout du commerce du poivre et de la soie, ce qui n’avait pas trop
d’impact sur la population locale. Une infime minorité s’enrichissait, mais cela
était plutôt anecdotique. Ce commerce profitait surtout aux autres, par-dessus
tout aux Saxons de Transylvanie, de Braşov, de Bistriţa, qui écoulaient leurs
marchandises en Moldavie. Clous, marteaux, scies, bois façonné, tout ce dont
les Moldaves avaient besoin. Peu d’artisans vivaient en Moldavie, la plupart
n’étaient que de passage. Ils venaient lorsqu’il y avait du travail, c’était un
peu comme les travailleurs saisonniers d’aujourd’hui. Mais il est vrai que durant
le règne d’Etienne le Grand, les artisans avaient du boulot, ils recevaient des
commandes publiques et ils s’y établissaient sur le long terme. C’est ainsi qu’ils
ont réussi à ériger cette suite de merveilles architecturales dont on
s’enorgueillit jusqu’à aujourd’hui ».
Quant
aux qualités du prince moldave, Adrian Rusu nuance quelque peu ses propos : « Il
est certain qu’Etienne le Grand était un type doué. Il avait compris son
époque, il avait compris de quoi il retournait. Pourtant, ce ne sont pas les
compétiteurs au trône moldave qui manquaient. Il pouvait voir menacer son trône
à tout moment, mais il avait compris son pays, ses besoins, ses points forts et
ses faiblesses. Il avait régné selon le système hérité depuis Ioan de
Hunedoara. Mais il avait su demeurer présent, s’afficher au milieu de ses
ouailles, il faisait montre de toute l’autorité nécessaire pour asseoir son
prestige. »
Etienne le Grand avait été plébiscité en
2006 dans le cadre d’un concours intitulé « Grandes personnalités
roumaines ». Mais, au fil du temps et à la faveur de nouvelles analyses, le
mythe de l’invincible voïvode commence à prendre du plomb dans l’aile. (Trad. Ionuţ Jugureanu)