Le trésor roumain, un siècle de captivité en Russie
On dit souvent que les pays n’ont pas d’amis, mais uniquement des intérêts. Pourtant, l’histoire contredit souvent cette affirmation réductrice. On peut également identifier de nombreux exemples d’amitié entre des pays, amitié qui s’est traduite par des alliances militaires, matrimoniales ou d’envoi de secrets et de valeurs. Dans nombre de cas, un Etat a décidé de transférer à un Etat ami son propre trésor national, une collection regroupant les objets les plus valeureux du pays, pour les mettre à l’abri de l’ennemi. Un tel geste d’amitié a été le passage du trésor polonais par la Roumanie, en septembre 1939, lorsque la Pologne avait été attaquée par l’Allemagne nazie et puis par l’Union soviétique.
Steliu Lambru, 02.01.2017, 13:26
Toutefois, les alliances, tout comme les amitiés, peuvent également être trahies. Durant la première guerre mondiale, la Roumanie a rejoint lEntente formée par la France, le Royaume Uni et la Russie. Au nom d’une alliance d’amitié, le trésor de la Roumanie a été transporté à Moscou pour éviter qu’il soit capturé par l’armée allemande qui, en décembre 1916, avait occupé Bucarest et toute la moitié sud de la Roumanie. Du 12 au 14 décembre 1916, dans la gare de Iasi, 1738 caisses contenant l’or de l’Etat roumain, sous forme de lingots et autres monnaies, étaient chargées dans 17 wagons de train. Deux autres caisses contenaient les bijoux personnels de la Reine Marie.
Ce transport est arrivé à Moscou le 21 décembre 1916. Un deuxième transport a eu lieu à l’été 1917. Les objets de valeur de la Banque nationale roumaine furent chargés dans trois autres fourgons de la rame, qui contenaient aussi les archives de la Banque, mais aussi différents documents, contrats et titres de valeur. Le trésor de la Caisse d’Epargne a également été mis dans 1661 caisses et chargé dans 21 wagons. Ce deuxième transport est arrivé à Moscou le 3 août 1917. D’autres biens et collections privés ont accompagné le trésor de la Roumanie pour être gardés au Kremlin.
L’historien Ioan Scurtu affirme que le départ du trésor de Roumanie en Russie a constitué une perte difficile à estimer : « La Roumanie a perdu, à l’époque, le trésor entier de sa Banque nationale, qui assurait en fait la circulation financière normale sur le territoire de l’ancien royaume de Roumanie. Toute une série de biens, dont la valeur dépassaient de loin celle du trésor de la Banque de 93 tonnes de lingots d’or, furent envoyés en Russie. Mais il y avait aussi des objets d’art, tableaux, objets de culte, tapis et d’autres objets à valeur historique, mais aussi sentimentale. Je crois qu’il nous est pratiquement impossible d’estimer la valeur du trésor en toute devise nationale, que ce soit le leu, le dollar ou le rouble, puisque certaines pièces sont extrêmement difficiles à évaluer. Comment peut-on évaluer par exemple, des fonts baptismaux du 15e siècle ? Cet objet peut avoir une valeur artistique, qui dépasse à elle seule la valeur du métal. Il s’agit de la finesse des décorations et la valeur du travail des orfèvres. Cette perte a appauvri la Roumanie qui a misé sur le retour de ce trésor, s’agissant de deux pays civilisées, qui respectaient leurs promesses et les normes du droit international. »
Mais la révolution bolchévique a produit une rupture dans les relations diplomatiques entre la Roumanie et la Russie, en janvier 1918, à l’initiative de Lénine, qui a également envoyé une note diplomatique au gouvernement roumain. Ce document précise explicitement que le trésor roumain était confisqué à l’oligarchie roumaine pour être à un moment donné restitué au « peuple ouvrier ». Mais les dirigeants roumains de l’époque avaient-ils une meilleure option que d’envoyer le trésor national en Russie ? Réponse avec l’historien Ioan Scurtu : « On a véhiculé l’idée d’envoyer le trésor en Suède, où celui-ci aurait pu être placé à l’abri de tout risque, mais il fallait résoudre la question du transport. Comment transporter ce trésor jusqu’en Suède sans qu’il soit intercepté et capturé par les troupes allemandes ? Nous parlons actuellement dans une perspective temporelle, et de ce point de vue, je crois que le transfert en Russie a été une erreur. Mais en se mettant à la place des décideurs de l’époque, il est très difficile de tirer la même conclusion. Une véritable psychose s’est répandue dans la seconde moitié de l’année 1917, conformément à laquelle toute la Moldavie allait être occupée. De nombreux membres du Parlement avaient déjà quitté la ville d’Iasi et cherché refuge à Odessa. On a même véhiculé l’idée que le gouvernement quitte la Moldavie et il a fallu que le roi Ferdinand et le premier ministre Bratianu interviennent personnellement pour que des ministres ne partent pas. Cette psychose a été minutieusement décrite. L’homme politique IG Duca racontait que les trains étaient déjà chargés et que les Roumains ne cessaient de déposer des objets de valeur à être envoyés à Moscou. Ils espéraient tous les récupérer après la guerre. Le gouvernement n’a pas pu résister à cette tendance et n’a pas anticipé les évolutions politiques en Russie ni le fait que ce pays n’allait plus respecter sa parole. »
A la fin de la guerre, la diplomatie roumaine a démarré, à plusieurs reprises des négociations visant à récupérer son trésor. En 1935, l’URSS a restitué une série de documents d’archive, y compris ceux ayant appartenu à l’Académie roumaine. Un nouveau transfert d’objets de valeur a eu lieu en 1956, lorsque l’Union soviétique a restitué à la Roumanie le trésor de Pietroasa, surnommé « la Poule aux poussins d’or ». Le sujet du trésor de la Roumanie devait être évoqué en juillet 2013, lors de la signature du traité de base entre la Roumanie et la Fédération de Russie, mais ce problème n’est toujours pas réglé. Un siècle plus tard, le trésor de la Roumanie se trouve toujours à Moscou, prisonnier d’une amitié trahie. (trad. : Ileana Taroi)