Le pain à l’époque communiste
Sur l’ensemble des symboles communistes, le pain a figuré en tête de liste, surtout que le parti des rouges s’est ambitionné à s’ériger en grand défenseur de tous les démunis qui se sont vu promettre ne plus souffrir de faim. Avec pour dicton «pas de travail sans pain et pas de pain sans travail», le communisme s’est pourtant heurté à sa propre idéologie. La preuve? Une distribution rationnée du pain dans les années 1980.
Steliu Lambru, 14.11.2016, 14:16
Président à l’époque du Comité public du planning, Maxim Berghianu a rempli plusieurs fonctions au sein du gouvernement. Interviewé en 2002 par le Centre d’histoire orale de la Radio, Berghianu remémore le moment où Ceausescu décide de réduire la consommation de pain.
Maxim Berghianu: «Il ne m’est jamais arrivé d’entendre les Ceausescu se dire impressionnés par quoi que ce soit. Aucun aspect positif n’attirait leur attention pour qu’ils se proposent par la suite de le mettre en place chez nous aussi. Ils ne voyaient que le côté négatif des choses. Je me rappelle que la dernière fois quand je me suis rendu chez eux, ils venaient de rentrer de France. Je ne sais plus qui y était président à l’époque: Pompidou ou Mitterrand. Je pense que c’était Mitterrand. Bref, qu’est-ce que vous pensez que Ceausescu avait remarqué lors d’une réception à l’Elysée? Hé bien, que les plats – pas trop abondants en fait, ne s’accompagnaient que d’un tout petit pain, tandis qu’en Roumanie, les petits pains qu’on y servait étaient bien plus nombreux – deux ou trois – et pas si petits que ça. En plus, en France, le menu n’était composé que d’un steak et d’une petite salade, donc aucun rapport avec ce que l’on préparait chez nous à l’occasion de tels dîners. Et bien, imaginez que cela a suffi pour que Ceausescu décide que les Roumains mangeaient trop de pain et que l’on faisait du gaspillage en nourrissant les animaux – les porcs et les volailles – des restes de pain. C’est comme ça que l’idée lui est venue de réduire de 20% la consommation de pain. Une initiative qu’il a adoptée à la veille de la fête du Nouvel An».
Une idée que Berghianu avoue avoir rejetée, en essayant de convaincre Ceausescu à changer d’avis : «A l’époque, je n’étais plus au Comité exécutif. Je n’étais plus ministre, mais ministre secrétaire d’État dans l’Industrie alimentaire. On m’avait rétrogradé après avoir dépensé l’argent public pour faire construire une piscine. Bon, bref. Sans me demander aucune statistique pour connaître l’évolution de la consommation de pain, Ceausescu a préféré convoqué Angelo Miculescu, à l’époque vice premier ministre et ministre du Développement, Ilie Verdet qui remplaçait Maurer à la tête du gouvernement et la ministre du Commerce, Ana Muresan, pour leur annoncer une réduction de 20% de la consommation de pain à compter du lendemain. Faites un décret de loi que je le signe! leur a-t-il dit. Personne n’a protesté. Sauf moi. J’ai pris la parole, en disant: camarade Ceausescu, je voudrais vous signaler quelques aspects – la consommation de pain a pourtant baissé ces dernières années; comme preuve on enregistre à présent une baisse de 8 à 10% par rapport à je ne sais plus quelle année. Il est vrai que l’on remarque une croissance de la production de petits pains et de croissants. N’empêche. L’idée est que la consommation a baissé. Pas du tout! s’est-il exclamé. Je veux réduire la consommation de pain! Mais, si vous me permettez, camarade Ceausescu, ai-je ajouté, le pain est le seul aliment pour lequel les Roumains ne doivent pas faire la file. Ça n’a fait qu’accroître sa colère. Pas de queue? Et ben dis donc, on aime bien dire qu’on affiche 3000 calories par habitant dont 1500 sont dus au pain. Qu’on y touche plus alors! S’il y avait eu au moins une ou deux personnes à soutenir ma position, peut-être que l’on aurait bien fini par le convaincre à changer d’avis. Mais comme je fus le seul à réagir, il s’est peut-être dit «tiens, il n’y a que çui-là qui fait les intelligents, tous les autres sont d’accord avec moi».
Mais la mesure a provoqué la fureur de la population, se rappelle Maxim Berghianu: «Deux semaines plus tard, j’ai appris que des grèves avaient commencé à éclater. Les gens quittaient les combinats pour aller chercher du pain car, à la fin de leurs horaires de travail, ils n’en trouvaient plus. A Ploiesti, par exemple, on a écrit sur les wagons des trains «on veut du pain! Plus de travail sans pain! » La population se révoltait. Le 16 janvier, Ceausescu me convoque moi et Angelo Miculescu et il nous ordonne: donnez-leur autant de pain qu’ils veulent! Utilisez les réserves de blé de l’État pour faire autant de pain qu’il faut! En sortant du bureau de Ceausescu, on est allé voir Verdet qui avait également fait venir Ana Muresan. J’ai dit à Miculescu «vous vous souvenez quand j’ai dit qu’il ne faudrait pas réduire la consommation? » Une semaine plus tard, on m’a viré de l’Industrie alimentaire. Et les choses ne se sont pas arrêtées là. A l’époque, Ceausescu avait déjà commencé à gâcher la qualité de nos produits: à réduire la teneur en alcool dans les boissons alcoolisées, celle du sucre ou de l’huile, cela faisait les produits se périmer, car ils avaient aussi un rôle de conservateurs. Je m’y suis opposé. Et puis, une semaine plus tard, on a mis en place cette réduction de la consommation de pain. J’ai été limogé de l’Industrie alimentaire pour me voir installer au ministère du Travail où je n’avais plus à faire à l’économie. C’est comme ça que ça s’est passé. Il n’y avait que les côtés négatifs qui intéressaient Ceausescu. De retour d’une visite en Corée, par exemple, l’idée lui est venue de faire construire, en Roumanie aussi, des fabriques de plats cuisinés. Comment est-il possible de proposer à un peuple comme le nôtre avec une tradition culinaire allant des œufs sur le plat, en passant par le cassoulet et jusqu’aux sarmale de préparer des plats dans des cantines, sorte de fabriques de plats cuisinés, pour nourrir la population selon le modèle coréen?»
Loin d’être un aliment ordinaire, le pain a été associé sous les communistes à la liberté et au droit des citoyens de vivre leur vie chacun à sa façon. (Trad. Ioana Stancescu)