Le folklore urbain au 19e siècle dans les principautés roumaines
Au début du 19e siècle, les Principautés roumaines de Moldavie et de Valachie se modernisaient rapidement. Pourtant, la modernité y coexistait avec l’esprit levantin, oriental. Une très mince couche de boyards européanisés s’opposait à la mentalité collective, un des territoires d’affrontement étant la culture dominante de l’époque. Entre la culture savante et la culture populaire il n’y avait pas pour autant de différences significatives et les chansons du folklore urbain faisaient les délices de toutes les couches sociales. L’ambiance des festins étaient égayée surtout par des chansons à ligne mélodique orientale et dont les vers empreints d’érotisme frôlaient l’immoralité et la vulgarité. Aussi, ces chansons – que, faute d’un meilleur terme, nous appellerons « mondaines » – devinrent-elles la cible de ceux qui militaient pour la modernisation de la société roumaine.
Steliu Lambru, 09.07.2018, 13:57
Anton Pann a été un des créateurs de ce genre de chansons mi courtoises, mi grivoises. Venu des Balkans, Pann rejoignit un des cercles de jeunes gens qui donnaient le ton à la vie urbaine de la ville – si orientale, à l’époque – de Bucarest.
L’ethnologue Nicolae Constantinescu, professeur à l’Université de Bucarest, nous parle brièvement de ce personnage et de la place qu’il a occupée dans sa nouvelle patrie : « Anton Pann arrivait du territoire situé au sud du Danube, avec sa mère et ses deux frères aînés, qui allaient périr sur le champ de bataille. Il s’appelait Antonache, fils de Panteleon, et il était originaire de Sliven, en Bulgarie, d’où il allait migrer vers les pays roumains. Pendant un certain temps, il habita à Chişinău, ensuite à Bucarest, où il finit par s’établir. S’intégrant profondément au milieu linguistique et culturel de la capitale valaque, il devient selon le critique Paul Cornea, un des premiers représentants littéraires de la ville Bucarest. Dans une lettre adressée au poète Vasile Alecsandri, l’écrivain Ion Ghica plaçait Anton Pann parmi les bons viveurs. Anton Pann était d’ailleurs un des piliers de cette société bachique et érotique des tavernes et des terrasses bucarestoises. »
Certes, le spectacle qu’offrait la ville de Bucarest n’était pas dominé par les festins et les fêtes, pourtant, ceux donnés par les grands boyards étaient de nature à impressionner tout le monde, surtout un étranger.
Nicolae Constantinescu : « Il serait faux de croire qu’à la fin du 18e siècle et au début du 19e, toute la population de la ville de Bucarest passait son temps à festoyer, au son de la musique des ménétriers ou à soupirer sous les fenêtres des demoiselles se cachant, timides – ou pas tout à fait -, derrière les rideaux. Il n’était pas rare que des étrangers de passage à Bucarest, soient impressionnés par la vie mondaine des boyards, par leurs repas somptueux, lors desquels une cinquantaine d’assiettes étaient remplies de mets délicats, assaisonnés de boissons fines, de café et de liqueurs très chères. Selon les documents de l’époque, les ingrédients rares et les produits exquis étaient apportés pour la plupart de Vienne. Aux festins étaient présents des musiciens doués et les femmes portaient des vêtements à la mode à l’époque. On était entre l’Orient et l’Occident. »
Une des chansons « mondaines » les plus connues et appréciées même de nos jours a été « Leliţă Săftiţă » « Sufiţa, M’amour », signée par Anton Pann.
Qu’est-ce donc que la chanson « mondaine » ? Nicolae Constantinescu explique : « Qu’est-ce que la chanson « mondaine » ? Anton Pann, qui était chantre d’église, savait noter les mélodies. Il a donc utilisé la notation de la musique byzantine, pour transcrire les mélodies que ses convives et lui avaient l’habitude de chanter. Un siècle plus tard, Gheorghe Ciobanu les a retranscrites en notation musicale moderne et des chanteurs les ont enregistrées telles qu’elles étaient probablement chantées il y a 150 ans. Les chansons « mondaines » d’Anton Pann étaient des chansons à la mode au début du 19e siècle, composées par des ménétriers sur commande, une sorte de « chansons courtoises », écrites par des auteurs en vogue, comme Costache Conachi, par exemple, né en 1777 et mort en 1849. Celui-ci écrivait des vers qu’il n’envoyait ni aux revues, ni à l’imprimerie, mais qu’il confiait aux ménétriers, pour être mis en musique et chantés. C’est qu’à l’époque, la suprême élégance de la part des jeunes boyards c’était d’offrir aux élues de leur cœur des concerts de ménétriers. A Iaşi, par exemple, en Moldavie, à différents endroits de la ville, des ensembles de ménétriers payés par de jeunes boyards, jouaient et chantaient des chansons d’amour pour quelque belle demoiselle. »
Auteur d’un recueil réunissant des textes de telles chansons intitulé «L’hôpital de l’amour ou le Chantre de l’amour», Anton Pann s’est attiré la disgrace de la postérité, avant d’être reconsidéré.
Nicolae Constantinescu : « Cette mode a gagné la Valachie aussi. Le poète romantique Dimitrie Bolintineanu déplorait cette situation – je cite : « Les villes sont inondées par ces chansons érotiques chantées par les ménétriers. La Valachie est inondée par ces chansons créées en Moldavie et qui sont pour la plupart obscènes. » – fin de citation. Même le grand dramaturge Ion Luca Caragiale, amateur de festins et de relations amoureuses plus ou moins licites, condamne avec horreur la poésie d’alcôve de « L’hôpital de l’amour » – je cite : « Au vif de cette mode stupide, de ce courant d’érotisme trivial, de sentimentalisme dégoûtant et de galanterie ridicule, qui ont emporté et noirci nombre de gens d’esprit et vraiment talentueux, Anton Pann, notre fameux poète populaire, a publié, à part ses admirables ouvrages originaux et ses traductions, une collection de chansons à la mode… trésor minable, tas d’ordures littéraires, témoignage de l’imbécilité d’une époque » – fin de citation. Quelle violence de la part de Caragiale envers le pauvre Anton Pann, qui n’était déjà plus en vie. Pourtant, la véhémence de Caragiale allait se calmer un peu plus tard et le dramaturge écrira qu’Anton Pann avait rendu service à la littérature roumaine en recueillant tous ces documents illustrant l’état social des Roumains durant la première moitié du 19e siècle. »
Avec le temps, la mode a changé et les chansons « mondaines » sont tombées dans l’oubli, devenant un objet de recherche pour les folkloristes. La société roumaine a continué sa modernisation, non sans retours en arrière et réinterprétations. (Trad. : Dominique)