Le Bucarest inachevé
L’histoire de l’urbanisme bucarestois était souvent traversée de visions contradictoires, écartées entre modernité et tradition.
Steliu Lambru, 27.01.2025, 10:16
La modernisation commence en 1830
Dans l’espace roumain du début du 19e siècle, les villes démarrent leur processus de modernisation dès 1830. C’est à l’occasion de cette ébauche de constitution qu’a été le Règlement organique , que les premières règles d’urbanisme voient le jour. Et Bucarest, capitale de la Valachie, ne tarda pas à expérimenter la première les courants de l’urbanisme européen. Aussi, l’histoire de l’urbanisme bucarestois préfigure en grande partie l’histoire de l’urbanisme des autres villes roumaines, souvent traversées de visions contradictoires, tiraillées entre modernité et tradition.
Une ville au carrefour entre l’Orient et l’Occident
Les visiteurs étrangers de l’époque, racontent un Bucarest en perpétuel changement, au carrefour entre l’Orient et l’Occident, une ville au regard rivé vers les grandes métropoles européennes, décidée à suivre les tendances de son époque. Aussi, parmi les maires de cette ville l’on retrouve de grands noms de la politique roumaine : Dimitrie C. Brătianu, l’un des meneurs de la révolution de 1848, le journaliste et homme politique C. A. Rosetti, l’écrivain Barbu Ștefănescu Delavrancea, l’homme d’Etat Vintilă Brătianu. Deux noms se distinguent toutefois, deux personnalités qui ont marqué de leur esprit la pierre de la capitale roumaine : d’abord celui du juriste libéral Pache Protopopescu, maire de Bucarest entre 1888 et 1891, et le second, celui du juriste et homme politique Dem I. Dobrescu, membre du parti national-paysan, maire de Bucarest entre 1929 et 1934. Ces deux personnalités parviennent à mobiliser, à des époques différentes, les ressources nécessaires aux grands projets urbanistiques qui changèrent à jamais la face de la capitale roumaine.
Des changements sous le régime communiste
Après 1945, le régime communiste ambitionne de redessiner à son tour la capitale roumaine. La ville gagne en superficie et les barres d’immeubles commencent à faire leur apparition. La migration interne prend son essor à la faveur de la politique d’industrialisation forcenée du régime, surtout à partir des années 1970. Les deux leaders notables de la Roumanie socialiste, Gheorghe Gheorghiu-Dej, secrétaire-général du parti communiste entre 1945 et 1965, puis Nicolae Ceaușescu, secrétaire-général du parti entre 1965 et jusqu’en 1989, ambitionnent à leur tour de marquer de leur empreinte indélébile la capitale roumaine.
C’est au muséographe et historien Cezar Buiumaci , féru de l’histoire de la ville de Bucarest, auquel l’on doit la dernière parution intitulée « La ville inachevée », où l’auteur analyse les transformations profondes qu’a subi la capitale roumaine entre 1945 et 1989.
Cezar Buiumaci : « « La ville inachevée » est en elle-même un ouvrage inachevé dans le sens où il faut que le chercheur, l’historien, s’arrête à un certain moment, mette un terme à son travail alors même qu’il aurait pu le poursuivre indéfiniment, car il reste toujours des coins d’ombre. Je me suis attelé à ce travail par curiosité personnelle. J’ai voulu comprendre ce qu’il est advenu de cette ville et pourquoi elle a évolué de la sorte pendant ces 45 années de régime communiste. Je disposais d’une bibliographie extrêmement riche qui traitait de cette période. Des recherches, des articles de journaux, des ouvrages… Mais nul travail n’avait tenté jusqu’alors une approche à la fois holistique et synthétique, une approche objective, sans parti pris, de la période communiste ».
Une ville passée par des transformations
De cette ville qui se trouvait aux confins de l’Empire ottoman, capitale de la principauté de Valachie, telle était le statut de Bucarest en 1800, à ce qu’elle était devenue aujourd’hui, 225 années plus tard, il y a un monde. Dévastée par les désastres naturels tels les tremblements de terre, les incendies ou les épidémies, la ville fut encore davantage touchée par ce que les hommes en ont fait. Les guerres, les révolutions, les occupations militaires, le programme de systématisation démarré par Nicolae Ceausescu au début des années 1980 ont laissé des traces indélébiles dans la chair de la ville.
Cezar Buiumaci :« J’ai voulu comprendre cette ville. Comprendre sa périphérie, tous ces quartiers qui ont essaimé tout autour. Les quartiers de Militari, Drumul Taberei, Crângași qui se sont formés et agencés autour de la vieille ville. J’ai mis tout cela dans mon livre pour que chacun comprenne cette ville blessée, cette ville inachevée, et le pourquoi de son état. Vous savez, l’historien Răzvan Theodorescu prétendait que le Bucarest moderne avait eu trois fondateurs : les rois Carol 1er, Carol 2, puis le dernier dictateur communiste, Nicolae Ceaușescu. Pour ma part, je crois que le 3e c’est Gheorghe Cheorghiu-Dej plutôt que Ceausescu. Car c’est durant la première période du régime communiste, durant la période Dej, de 48 à 65, que cette deuxième ville, ces quartiers de périphérie ont été conçus et bâtis. Des quartiers plus peuplés que la vieille ville. Une nouvelle ville, qui engloutissait l’ancienne. Ceaușescu a quant à lui déstructuré cette ville, détruisant la vieille ville. Il n’est pas un fondateur, mais un destructeur. Pourtant, il n’a pas eu le temps d’achever son projet de destruction. Même ce projet demeure inachevé. Et depuis lors, nulle vision d’ensemble n’est parvenue à s’imposer. Bucarest est demeurée une ville blessée, une ville inachevée ».
Le Bucarest d’aujourd’hui est le fruit de son histoire mouvementée, une juxtaposition de volontés inachevées, souvent contradictoires. Aux vieux quartiers de Cotroceni, Vatra luminoasă, Dudești, Ferentari, Bucureștii Noi se sont ajoutés les quartiers de la période communiste, tels Titan, Berceni, Drumul Taberei, enfin les quartiers de l’époque post communiste, érigés après 1989 : Brâncuși, Latin, Francez, Cosmopolis… (Trad Ionut Jugureanu)