La voiture dans la Roumanie socialiste
Steliu Lambru, 11.07.2022, 00:30
Le monde d’aujourd’hui ne serait sans doute pas le même en l’absence de l’automobile. Comme toute nouveauté technologique, l’automobile avait d’abord été adoptée par des gens fortunés, avant de devenir un objet utilitaire, accessible à Monsieur et Madame Tout-le-monde.
Dans la Roumanie des années 1945/1989, l’évolution du marché automobile avait subi des évolutions de plus diverses, suivant les politiques publiques décidées par le parti communiste, à la tête du pays durant cette période. En effet, si, pendant les premières années de l’après-guerre, l’achat d’une voiture était strictement réservé aux membres de la nomenklatura, à partir des années 60, le marché s’était progressivement démocratisé.
Șerban Cornaciu, vice-président du Retro-mobile club Roumanie, se souvient de cette période : « La première vague de libéralisation s’était produite grâce aux importations d’Europe occidentale. La clientèle était surtout formée de ce que l’on appelle les professions libérales- avocats, médecins, artistes- une catégorie de privilégiés, alors même sous le régime communiste. Ils avaient pris les devants et avaient eu le courage, car il fallait avoir une certaine dose de courage, de s’inscrire sur les listes d’attente. La Fiat 850 et la Renault 16 furent les premiers modèles importés, disponibles avant la mise en production de l’usine Dacia. Il y avait aussi des modèles plus chers, telle la Fiat 1800. Mais ce n’était pas dépourvu de risques. L’on pouvait se réveiller avec les agents de la police économique à sa porte, et devoir s’expliquer sur la nature de ses revenus. Rappelez-vous, l’on était dans les années 1960, en plein régime communiste, et la Securitate veillait au grain. »
L’économie roumaine se redressait péniblement des suites de la guerre. En plus, elle fut aussi chamboulée, comme dans tous les pays de l’Est, par le changement de paradigme, passant d’une économie capitaliste, libérale, à une économie d’Etat, planifiée. Par ailleurs, la Roumanie a dû se passer du plan Marshall, pour des raisons idéologiques. Alors, le redressement marquait le pas. Et ce n’est que vers la fin des années 60 que l’Etat roumain décida de la construction, à Pitesti, d’une usine automobile, destinée à fabriquer deux modèles sous licence Renault, la Renault 8 et la Renault 12. Ils deviendront la Dacia 1100 et la Dacia 1300. Cela marqua le coup d’envoi d’une période faste pour l’automobiliste roumain, à la production interne s’ajoutant les importations en provenance des pays de l’Est.
Serban Cornaciu : « Au début de la production de la marque Dacia, il fallait s’inscrire sur une liste d’attente, aller à la banque, solliciter un prêt, et puis la voiture convoitée allait vous parvenir dans un horizon de temps acceptable. Dès 1974, le modèle Dacia 1300 se présentait même en trois options d’équipement. L’on pouvait aussi choisir la couleur. Une nouvelle version, la Dacia 1310, sortit de l’usine en 1984. Et puis, il y avait les importations en provenance des autres pays du bloc communiste, alors que les importations d’Europe occidentale avaient été arrêtées dès 1972, lorsque l’usine de Pitesti avait pris sa vitesse de croisière. Il y avait les modèles Lada, la Moskvitch, la Trabant. La liste d’attente pour cette dernière n’était pas énorme, même si, à partir de 1988, il fallait quand même attendre jusqu’à trois ans pour pouvoir entrer en possession de cette voiture fabriquée en Allemagne de l’Est. »
Mais la crise du pétrole et la crise économique mondiale de la fin des années 70 frappa de plein fouet le régime et, par ricochet, l’industrie automobile.
Șerban Cornaciu : « Les années 80 ont amené une crise de l’automobile. S’il y a eu un renouvellement de la gamme produite à Pitesti, l’accès aux voitures importées était devenu bien plus difficile. Et l’usine de Pitesti peinait à satisfaire la demande interne, car le régime, en quête de devises, cherchait à brader ses modèles à l’exportation. Dans les années 80, il fallait attendre jusqu’à 5 ans pour se voir livrer la voiture commandée. Les options sont passées à leur tour à la trappe, l’on recevait un modèle dont la couleur avait été choisie par le fabriquant. Les couleurs vives avaient disparu, une année c’était le bleu, une autre année le vert ou le blanc. »
En 1978, Nicolae Ceaușescu décide de l’utilisation exclusive des modèles issues de la production interne par les institutions publiques et les membres de la nomenklatura. Malgré tout, au milieu des années 1980, la crise avait continué de s’aggraver. La consommation de carburant n’avait pas échappé au rationnement généralisé des produits de base. La mobilité automobile de week-end devait observer les règles de la circulation alternée. La chute de neige en hiver était l’occasion pour la suppression complète de la circulation des voitures des particuliers sur des périodes de plus en plus étendues. La vie de l’automobiliste roumain devenait un calvaire.
Mais qu’en était du marché auto d’occasion ? Șerban Cornaciu répond : « Les voitures passaient de main en main, d’un propriétaire à l’autre. Vu l’absence de voitures neuves, qui soient disponibles sur ce marché réglementé, le prix des voitures d’occasion avait considérablement augmenté, surtout à la fin des années 80, alors même qu’il devenait compliqué de pouvoir se procurer de l’essence. On achetait sa voiture et puis, à la première neige, la circulation était mise à l’arrêt par décret. Et alors, il n’y avait plus que les voitures dotées de plaques minéralogiques jaunes, les voitures des apparatchiks, les étrangères, celles du corps diplomatique, c’étaient les seules voitures autorisées à rouler. Prenez, le célèbre metteur en scène de l’époque, Sergiu Nicolaescu, eh bien, pour pouvoir se déplacer en voiture sur le tournage de son film, il était parvenu à se munir d’une plaque de ce genre, de résident étranger. C’est dire combien les choses avaient dégénéré à la fin des années 80. »
Ce n’est qu’après la chute du régime communiste, fin 1989, que le marché automobile roumain se libéralise et se démocratise. Un changement de régime qui acheva de descendre l’automobile de la place convoitée d’objet du désir à l’époque communiste, à celle de simple objet utilitaire, à l’époque actuelle. (Trad. Ionuţ Jugureanu)