La Tchécoslovaquie vue par un Roumain
En 1949, Nicolae Fotino était nommé premier secrétaire de l’ambassade de Roumanie à Prague. Il avait déjà connu Prague alors qu’il participait au grand Congrès Mondial des Étudiants de 1945. En 1995, Fotino se souvenait, lors d’un entretien conservé par le Centre d’Histoire Orale de la Radiodiffusion Roumaine, de cette rencontre avec la Tchécoslovaquie d’alors

Steliu Lambru, 28.04.2025, 11:04
Bien que relativement proches géographiquement, les Roumains, les Tchèques et les Slovaques partagent une histoire officielle plutôt brève, vu l’apparition tardive de leurs Etats respectifs. Ces peuples bénéficient en revanche d’une longue histoire de voisinage qui les a aidés à se forger une idée sur la réalité de l’autre.
En 1949, Nicolae Fotino était nommé premier secrétaire de l’ambassade de Roumanie à Prague. Il avait déjà connu Prague alors qu’il participait au grand Congrès Mondial des Étudiants de 1945. En 1995, Fotino se souvenait, lors d’un entretien conservé par le Centre d’Histoire Orale de la Radiodiffusion Roumaine, de cette rencontre avec la Tchécoslovaquie d’alors :
« Je crois que la première occasion que j’ai eu pour mieux connaître la vie des Tchèques a été occasionné par ma visite d’une école de bouchers. J’ai visité cette école où l’on pouvait voir, depuis l’arrivée du bétail, tout ce qu’il en advenait. En même temps, j’assistais à toutes les discussions possibles entre l’acheteur et le vendeur. On vous conseillait sur quoi acheter, ce qu’il valait mieux prendre. J’avoue avoir été surpris par cette manière de faire, par l’attention portée aux corporations, aux clients, par l’attention portée aux détails. »
Mais les perceptions qu’un étranger va se forger à l’égard d’un pays naissent au contact de ses habitants, en adoptant leur style de vie, en prenant connaissance de ses produits, de ses habitudes et de ses biens de consommation les plus courants :
« Je suis allé visiter la célèbre Foire des Échantillons de Prague. J’y ai à ce moment réalisé combien la Tchécoslovaquie, la Tchéquie en particulier, était une puissance économique en dépit de sa taille. A part les usines Skoda, qui produisaient alors aussi bien des chars, des armes, des camions lourds que les voitures que nous conduisions tous à l’époque, j’ai découvert une industrie légère gigantesque et fort diversifiée. On y fabriquait des tissus et des vêtements adaptés à tous les goûts, et qui étaient prisés par les Américains, les Asiatiques, les Russes. À Bucarest, je connaissais déjà le grand magasin Tchécoslovaquie, fréquenté par ceux qui tenaient à leur apparence. Mais là-bas, je suis malgré tout tombé des nues devant cette incroyable diversité. J’ai vu les chaussures de l’usine Bata, que j’allais visiter plus tard, l’un des plus grands fabricants de chaussures au monde. Un producteur qui exportait jusqu’en Amérique latine. Il y avait aussi l’industrie alimentaire : la bière Pilsen, le jambon de Prague, le chocolat, tout ce qu’on pouvait imaginer. Et puis, l’industrie du verre, la porcelaine, les cristaux de Bohême et j’en passe. »
Le coup de Prague de février 1948 qui portera les communistes au pouvoir ne manquera pourtant pas de bouleverser de fond en comble la société tchécoslovaque. Nicolae Fotino :
« J’ai vécu en effet cette terrible épreuve de la Tchécoslovaquie démocrate, lorsque tout s’est écroulé. À l’arrivée du gouvernement communiste, en 1948, la situation change sur ordre des Soviétiques. La Tchécoslovaquie était vouée à devenir une puissance dans l’industrie lourde, dans l’armement, car c’est ce que désiraient ses nouveaux maîtres. Alors, tout l’effort de l’économie tchécoslovaque s’est orienté vers cette industrie voulue par l’Union soviétique, au profit du bloc socialiste en général. J’ai vécu cela lors d’une visite rendue dans une petite ville tchèque, Nahod, où environ trois à quatre mille habitants travaillaient dans une usine textile. C’était une vieille usine, située au centre de la ville, dans un château qui avait appartenu à un noble. Tous y travaillaient. Et à la fin de ma visite, je me souviens d’une ouvrière qui a emballé un petit cadeau pour ma femme et m’a dit, les larmes aux yeux : « On ferme, monsieur, on ferme l’usine ! Et où irons-nous ? On ne sait rien faire d’autre. Va-t-on se mettre à fabriquer des chars ? » »
Les petites nations ont souvent été victimes de la voracité des empires voisins. La Tchécoslovaquie, tiraillée entre l’empire allemand et l’empire russe, avait caressé un moment l’espoir que sa sympathie pour les Russes la mettrait à l’abri des humiliations infligées par les Allemands. Nicolae Fotino :
« J’ai vécu leur drame, dans une atmosphère qui était malgré tout favorable aux Russes. Il faut dire que l’ambiance des Tchécoslovaques à l’égard des Russes était à ce moment-là excellente. Ils les aimaient. Je crois que c’est le pays où la sympathie pour l’Union soviétique était la plus grande et la plus forte de toutes les nations de l’Europe centrale et de l’Est. Cela s’explique par le rôle important que les Russes ont joué dans la victoire contre l’Allemagne. Leur haine envers les Allemands, en revanche, était terrible. À l’époque où j’étais encore étudiant là-bas, impliqué dans l’organisation du congrès, on m’a dit : « Si vous parlez allemand, il vaut mieux ne pas le faire ici. Peut-être avec nous, mais pas dans la rue. Hier, certains ont été jetés du tramway juste parce qu’ils parlaient allemand. » La haine envers les Allemands était énorme, alors que l’enthousiasme envers les Russes était immense. »
La perception d’un Roumain sur la société tchécoslovaque qui se trouvait alors entre deux moments de l’histoire – celui d’avant et celui d’après 1945 – reste subjective, comme toute perception. Mais elle nous rend un bout de cette réalité souvent insaisissable et ignorée des archives. (Trad Ionut Jugureanu)